Jalons pour une histoire fictionnelle : du minuscule pourvu qu’il soit signifiant

 

 

Pourquoi effectuer dans ces pages la recension d’une courte biographie consacrée à une soyeuse du Dauphiné dont on ne sait rien ou presque si ce n’est qu’après une éphémère mais remarquable carrière syndicale elle manque de se suicider en se tirant trois balles dans la bouche ?1 En quoi cette femme peut-elle intéresser une revue d’histoire contemporaine en Bretagne ?

Il est à la fois aisé et complexe de répondre à une telle question. Bien entendu, le fait de s’intéresser à la Bretagne n’interdit pas – au contraire même – d’aller observer ce qui se passe au-delà des frontières armoricaines, ne serait-ce que dans une optique comparatiste.

De même, on pourra avancer que la trajectoire fulgurante de cette femme la rend incontournable. Ouvrière à Vizille puis à Voiron, dans l’Isère, Lucie Baud devient Secrétaire du Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie de Vizille et mène, à ce titre, une grève particulièrement difficile en 1906. L’accession d’une femme à un tel poste est remarquable puisque l’on sait le milieu syndical très masculinisé, pour ne pas dire assez réticent à l’ouverture aux femmes. Que l’on se rappelle par exemple des premiers mois de Nicole Notat à la tête de la CFDT et on mesurera combien est remarquable le parcours de Lucie Baud. Celui-ci en devient même irréel – et pour tout dire suspect – lorsque l’on apprend que cette même jeune femme signe un article dans la très intellectuelle revue Le Mouvement socialiste, publication qui ne se distingue pas par une ouverture très marquée aux plumes féminines, et encore moins féministes.

Dès lors, les questions fusent. Certes il y a là un texte incontournable, un témoignage quasi unique sur la condition ouvrière et syndicale féminine dans les usines textiles françaises du début du XXe siècle. Mais une critique interne même sommaire de ce document invite à se demander si une femme telle que Lucie Baud, au cursus scolaire bref, a pu effectivement écrire cet article ou si sa plume n’a pas été guidée par une main non seulement plus lettrée mais masculine.

Il y a là des questionnements qui sont d’un indéniable intérêt pour quiconque s’intéresse au XXe siècle, fut-il en Bretagne. Mais à dire vrai ce ne sont pas ces points qui, à nos yeux, rendent incontournable l’ouvrage de M. Perrot. Plus qu’une biographie, c’est une magistrale leçon de méthode que nous offre la grande historienne des femmes qui, à cette occasion, s’engouffre dans le sentier autrefois balisé – mais malheureusement bien peu emprunté – par un obscur meunier du Frioul au XVIe siècle puis par un inconnu dénommé Louis-François Pinagot2. Minuscule, Lucie Baud l’est incontestablement. Mais sa trajectoire est indéniablement, pour reprendre la belle expression de l’auteure, signifiante (p. 14).

Il nous faut souligner ici le remarquable talent littéraire de M. Perrot qui nous ravit de sa plume au style aussi léger que précis. Celle-ci fait merveille dans ce petit ouvrage dont la construction est particulièrement singulière. En effet, la rareté des sources se rapportant à Lucie Baud ne nous permet pas de disposer de beaucoup d’éléments concernant cette figure du mouvement ouvrier. C’est donc moins dans sa dimension déclarative – Lucie était… – puisque précisément les archives ne nous renseignent que faiblement, que sur le plan interrogatif – Comment Lucie a-t-elle pu… ? – que ce livre se révèle essentiel. En d’autres termes, M. Perrot fait montre ici du rare talent de poser des questions, questions qui certes demeurent sans réponse faute de sources ; mais à dire vrai peu importe puisque ce sont moins les éventuelles réponses apportées qui comptent ici que le brio avec lequel les interrogations sont formulées.

On pourra toujours nous reprocher de ne pas faire preuve dans cette recension de beaucoup de réactivité puisque cette « mélancolie ouvrière » date d’octobre 2012. Il est vrai que les contraintes du bouclage du premier numéro d’En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne nous ont conduit à effectuer des choix qui expliquent cette évocation quelque peu tardive. Mais, en l’occurrence, ce décalage n’est pas sans intérêt puisqu’il permet de mesurer à la lumière des critiques – unanimement favorables – formulées à l’endroit de ce livre combien l’historiographie a évolué dans son rapport au « vrai ».

Ouvrières de l'industrie textile aux Etats-Unis dans les années 1880. Oxford Free Public Library historical museum.

On sait les innombrables polémiques nées de la publication – mais également de la réédition – de l’ouvrage que J. Norton Cru consacre aux témoignages des combattants de la Première Guerre mondiale3. Pourtant, en cette aube du XXIe siècle, force est d’admettre que les lignes de fractures ne sont plus les mêmes, ce dont témoigne parfaitement cette biographie de Lucie Baud. Il n’est en effet pas certain qu’un tel livre ait pu être publié il n’y a ne serait-ce que trente ans tant ce type de travail tend à changer la nature du travail « historique ». On est moins ici dans le récit d’une trajectoire individuelle que dans l’exposition de toutes les interrogations qui peuvent en émaner. Encore une fois, on sait le rôle pionnier dans ce type d’approches de C. Ginzburg et A. Corbin.

C’est d’ailleurs à ce moment de la réflexion qu’intervient un professeur de littérature enseignant aux Etats-Unis dont les travaux analysent les rapports entre histoire et fiction dans les mémoires de guerre. Mais là s’arrête le parallèle avec J. Norton Cru. D’une part, parce que les recherches de P. Carrard ne concernent pas la Grande Guerre mais les combattants francophones ayant porté les armes aux côtés des nazis sur le front Est. D’autre part, et là est l’essentiel, parce qu’à l’inverse de J. Norton Cru, P. Carrard s’attache moins à déceler le faux du vrai qu’à décrypter les stratégies rhétoriques qui structurent le propos, élément présenté comme étant au moins aussi important que le texte pris au premier degré dans l’analyse d’un témoignage littéraire4. On mesure donc à l’aulne d’un tel – remarquable – ouvrage toute l’évolution de l’historiographie qui, désormais, distingue la « véracité » de « l’authenticité ». De la même manière, il n’est pas absolument certain que J. Lyon-Caen ait pu, il y a de cela 50 ans, s’interroger dans une revue telle que Vingtième Siècle sur « la tentation de saisir le passé dans des fictions qui viennent de ce passé – véritables monuments de papier qui, par leur efficacité descriptive ou narrative, ont traversé le temps et évoquent des décors des événements révolus, ou explorent les cheminements complexes du passage du temps, mémoire ou oubli »5. Vrai, l’article de Lucie Baud publié dans Le mouvement socialiste ne l’est peut-être pas totalement puisqu’elle a peut-être bénéficié d’une aide à la rédaction, mais authentique il l’est assurément.

Or, une telle distinction nous semble d’autant plus fondamentale que les lettres françaises du début du XXIe siècle paraissent être traversées par un courant tendant à privilégier le discours romanesque comme outil pour dire l’histoire, ce au détriment de l’étude scientifique menée suivant les règles de la méthode historique. Et l’on pense ici au phénomène des Bienveillantes6qui, semble-t-il aussi indiscutablement que durablement, contribue par son succès à déplacer les lignes du rapport de force entre fiction et histoire. Ecrivant dans le sillage de R. Merle, probablement le véritable instigateur de cette tendance, J. Litell crée Maximilien Aue pour dire la destruction des juifs d’Europe, « réinventant l’histoire pour faire œuvre d’historien »7. Certes, l’exercice n’est pas sans risque comme en attestent les problèmes soulevés par le Jan Karski de Y. Haenel8, projet hybride mi documentaire, mi-fiction. On mesure ainsi combien cette nouvelle manière de « dire l’histoire » est difficile et est en soi un sujet à part entière. C’est d’ailleurs ce que montre très bien HHhH de L. Binet9, livre également récompensé par l’académie Goncourt et qui est moins le récit de l’opération Anthropoïde destinée à liquider Reinhard Heydrich qu’un essai sur les liaisons mouvementées qu’entretiennent fiction romanesque et vérité historique. En outre, les romanciers ne sont pas les seuls à vouloir faire bouger ces lignes, puisque quelques historiens se risquent également à ce périlleux exercice afin de contourner le silence des archives. L’un des derniers exemples en date est cet ouvrage qui amène le lecteur à se glisser dans la peau de Monsieur Beaumord, instituteur du petit village limousin de Morterolles qui, lors de l’hiver 1895-1896, prononce une série de conférences éducatives destinées aux adultes et dont le texte, malheureusement disparu,  est réécrit avec autant de brio que de rigueur par A. Corbin10.

L’excellente réception de ce livre, mais également l’ensemble des critiques très élogieuses formulées à propos de cette biographie de Lucie Baud, soulignent combien ont évolué les frontières entre histoire et littérature au cours de ces dernières années. La situation est telle que l’on est sans doute en droit de se demander si le monde des lettres n’est pas en train d’accoucher d’un nouveau genre littéraire que l’on pourrait qualifier d’histoire « fictionnelle ». Gageons que cet ouvrage de M. Perrot en est déjà l’un des plus éminents représentants.

Erwan LE GALL

PERROT, Michelle, Mélancolie ouvrière, Je suis entrée comme apprentie, j’avais alors douze ans…., Lucie Baud, 1908, Paris, Grasset, 2012.

 

1 PERROT, Michelle, Mélancolie ouvrière, Je suis entrée comme apprentie, j’avais alors douze ans…., Lucie Baud, 1908, Paris, Grasset, 2012.

2 GINZBURG, Carlo, Le fromage et les vers, l’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980 ; CORBIN, Alain, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.

3 NORTON CRU, Jean, Témoins : Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929 et ROUSSEAU, Frédéric, Le procès des témoins de la Grande Guerre : l’Affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003. 

4 CARRARD, Philippe, Nous avons combattu pour Hitler, Paris, Armand Colin, 2011.

5 LYON-CAEN, Judith, « Présentation », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°112, octobre-décembre 2011, p. 3-4, en ligne.

6 LITELL, Jonathan, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006. 

7 JUDDE DE LARIVIERE , Claire, « Réinventer l’histoire pour faire œuvre d’historien », Le Monde des Livres, 26 août 2011, en ligne. Merle, Robert, La Mort est mon métier, Paris, Gallimard, 1952. Dans sa préférence à l’édition de 1972, Robert Merle explique que pour nombre de ses lecteurs La mort est mon métier est un livre d’histoire. L’auteur indique que « dans une large mesure » il leur donne raison. En effet, s’il concède que la première partie de l’ouvrage est « une re-création étoffée et imaginative de la vue de Rudolf Hoess », il indique avoir travaillé pour la seconde partie à partir « des documents du procès de Nuremberg ». Ce faisant, il estime avoir « fait véritablement œuvre d’historien ». 

8 HAENEL, Yannick, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.  

9 Binet, Laurent, HHhH, Paris, Le Livre de Poche, 2011.  

10 CORBIN, Alain, Les conférences de Morterolles, hiver 1895-1896. A l’écoute d’un monde perdu, Paris, Flammarion, 2011.