Les voyageurs du goût

 

 

Actes du deuxième colloque international et pluridisciplinaire consacré au tourisme et à ses pratiques, L'assiette du touriste offre au lecteur un remarquable voyage culinaire en l'espace de 334 pages1. Loin du piège d’un panorama plus ou moins exhaustif de spécialités culinaires typiques, ce volume associe nourriture du corps et de l’esprit tout en interrogeant le lien entre le goût et ses référents géographiques.

La nourriture est en effet, dans nos représentations, indissociablement liée au terroir d'une région. Un constat qui inspire en 1963, R. Goscinny et A. Uderzo. Pour certifier leur Tour de Gaule, Astérix et Obélix doivent rapporter des spécialités gastronomiques des villes traversées : bêtises de Cambrai, salade niçoise ou encore bouillabaisse de Marseille2. Parce que oui, le véritable voyage est celui de tous les sens, y compris celui du goût. Et tant pis si parfois la gastronomie s'adapte aux attentes stéréotypées du visiteur.

Carte postale. Collection particulière.

Cet objet historique est donc d’autant plus passionnant qu’il est relativement neuf puisque l'historiographie de l'alimentation n'a que très peu pris en compte la « table des voyages ». L'ouvrage collectif dirigé par P. Harismendy et J.-Y. Andrieux se propose, avec réussite, de combler cette lacune. La perspective longue couvrant près de cinq siècles (du XVe à nos jours) permet ainsi de s'interroger sur la véritable nature du « goût de l'authentique » et sur son évolution. Une lecture qui passionnera d'autant plus le lecteur breton que ce volume s'intéresse de près à notre région.

Le premier ingrédient caractéristique de la gastronomie bretonne est certainement le sarrasin. Cette céréale est même très largement associée par le visiteur à cette seule région. Pourtant, la Normandie voisine cultive elle aussi le blé noir durant de nombreuses décennies. Dans un article passionnant, A.-G. Chaussat s'interroge sur les raisons qui ne permettent pas d'inscrire le sarrasin dans la culture gastronomique normande. L'auteur voit un indice dans la proximité de Paris et le développement du réseau  ferroviaire. Deux conséquences en découlent. Tout d'abord, le remplacement progressif de la culture par l'élevage (lait, beurre …) pour alimenter la capitale, suivant d'une certaine manière la logique du modèle de Von Thünen3. Ensuite, l'émergence du tourisme mondain. Ainsi, les traditionnelles crêpes ainsi que les bouillies cuisinées à partir de cette « plante du pauvre » (p.56) sont progressivement abandonnées car en deçà des attentes des fortunés touristes parisiens (p.68). Le goût de l'authentique est évolutif et si le sarrasin disparait de la gastronomie, c'est pour mieux laisser place aux symboles actuels : « le lait, le beurre et les vaches made in Normandie » (p. 68).

Pour autant, que serait pour le touriste la Bretagne, sans ses crêpes et ses galettes ? Patrick Harismendy s'attaque ainsi à une véritable institution, objet d'une grande fierté, principalement dans un secteur s’étendant du bassin de Rennes à Saint-Brieuc : la galette saucisse. Ce mets pénètre même les tribunes des stades de football en devenant « l'hymne viril à la gloire de la galette, érigée, avec le lait ribot, en bannière contre les clubs normands ou ligériens » (p. 140)4. Stéréotypes de la gastronomie locale, près de 1300 crêperies répondent aujourd'hui aux attentes des touristes. Pourtant, le succès n'est pas depuis toujours au rendez-vous, crêpes et galettes étant longtemps délaissées par les visiteurs au profit d'une omelette, de soupes ou autres ragoûts (p. 153). Une tendance progressivement inversée durant l'entre-deux-guerres.

La Bretagne est également une terre de charcuterie mais sa réputation est moindre que celle des galettes. Carte postale. Collection particulière.

Avec les crêpes, les fruits de mer constituent un puissant emblème de la gastronomie bretonne. Selon J. Manfredini, ce sont justement les deux seuls stéréotypes du folklore associé à la Bretagne qui sont mis en avant dans le pavillon de cette région lors de l'Exposition universelle parisienne en 1937. Pour le reste, les organisateurs font le choix de donner une image dynamique et moderne de la Bretagne (p. 230-231). Il est donc tout à fait légitime que trois contributions soient consacrées aux fruits de mer dans cet ouvrage. Le premier est consacré à l'ostréiculture. O. Levasseur pose la question de l'existence du terroir ostréicole, argument de vente des producteurs aux touristes. En d’autres termes, existe-t-il une différence gustative entre les différents « crus » d'Arcachon, de Bretagne et de Normandie ? Ou même à l'échelle locale, peut-on différencier les huîtres de Tréguier, de la rade de Brest ou du Golfe du Morbihan ? La question a le mérite d'être posée tant les différentes maladies nécessitent au 19e puis au 20e siècle l'introduction d'espèces importées du Portugal, ou plus récemment encore du Japon. De plus, quelle est la pertinence du terroir lorsque l'on sait qu'un coquillage traverse plusieurs crus au « fil de sa vie » (p. 81) ? Spécialiste reconnu pour ses travaux sur la pêche bretonne au 20e siècle, J.-C. Fichou démontre comment la cotriade est devenue une « spécialité emblématique de la Bretagne » (p. 163). La soupe de poisson n'a pourtant rien d'un plat destiné à devenir typique. « Plat du pauvre » (p. 164), sa recette dépend à l'origine du « résultat de la pêche » (p. 175). Dans ce cas, c'est d’ailleurs la demande touristique qui, progressivement, érige la cotriade en plat folklorique ! Enfin P. Aumasson met en évidence le lien étroit entre le touriste et la boite de sardine en conserve. Un conditionnement pratique puisque facilement transportable par l'excursionniste.

Ce compte-rendu succinct ne suffit pas à vanter les mérites de cet ouvrage que chaque personne désireuse d’aller au-delà du folklore gastronomique se doit d’avoir lu. Il faut consommer jusqu'à la dernière miette le contenu de cette assiette du touriste afin de déguster les articles aux saveurs basques, turques, brésiliennes ou encore vietnamienne. Un mélange à recommander.

Yves-Marie EVANNO

ANDRIEUX, Jean-Yves et HARISMENDY, Patrick (dir.), L'assiette du touriste. Le goût de l'authentique, Rennes, Presses universitaires François Rabelais / Presses universitaires de Rennes, 2013.

 

 

1ANDRIEUX, Jean-Yves et HARISMENDY, Patrick (dir.), L'assiette du touriste. Le goût de l'authentique, Rennes, Presses universitaires François Rabelais / Presses universitaires de Rennes, 2013 et Initiateurs et entrepreneurs culturels du tourisme (1850-1950), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références au premier ouvrage cité sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 GOSCINNY, René, UDERZO, Albert, Le Tour de Gaule, Paris, Dargaud, 1965.

3 VON THUNEN, Johann Heinrich, Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie, Rostock, Leopold, 1842.

4 Les supporteurs du Stade Rennais FC ont en effet l'habitude d'entonner les soirs de match « Galette-saucisse je t’aime / J’en mangerai des kilos, et des kilos ! / Dans toute l’Ille-et-Vilaine / Avec du lait Ribot, du lait Ribot ! / Et si tu m’abandonnes / Alors je m’empoisonne / Avec des tripes de Caen / Et des rillettes du Mans ! »