De la Bretagne et du front d’Orient pendant la Première Guerre mondiale

 

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est souvent utile de rappeler que la Première Guerre mondiale est, justement, mondiale. C’est-à-dire que les combats ne se limitent pas à la portion de front comprise entre la Mer du nord et les Vosges mais comptent bien d’autres théâtres d’opérations, notamment en Orient. Et c’est ainsi que de nombreux Bretons, dont l’historiographie ne dit jusqu’à aujourd’hui pas grand-chose, combattent dans ces contrées bien éloignées de la péninsule armoricaine. Un front oublié et qui, pourtant, a encore beaucoup à nous dire.

Par Fabien SCHAEFFER

 

 

La Marne, Verdun, le chemin des Dames, ou l'Argonne, autant de noms qui résonnent du bruit des canonnades de  la Première Guerre mondiale. Les Dardanelles, la Macédoine, Monastir ou Salonique1, revêtent, eux, de toutes autres significations. Les références premières qui viennent à l'esprit sont en lien direct avec l'histoire antique européenne, et plus particulièrement avec l'épopée des rois macédoniens Philippe et  Alexandre; une histoire vieille de plus de 2000 ans. Pourtant, dans un passé plus récent, ce  territoire  de la péninsule balkanique vécut, lui-aussi, des heures sombres aux cours de la Grande Guerre. Aujourd'hui, peu de français se souviennent qu’entre 1915 et 1919, plus de 300 000 de leurs aïeux sont passés par les terrains d'opération d'Orient : Dardanelles, Serbie, Albanie, Macédoine, Bessarabie, Crimée, Hongrie, etc.

Sous l'uniforme, loin du territoire national, dans des contrées orientales souvent fantasmées, les soldats français d’Orient restent les laissés pour compte de la mémoire collective. Pourtant, la victoire sur ce front a eu une influence déterminante sur la fin du conflit et sur l’après-guerre en général. Quelle part prit la Bretagne sur ce front extérieur et qu'a pu représenter dans l’imaginaire régional, les opérations en Orient?

Carte postale. Européana 14/18: FRBNBU-089.

Les sources directes disponibles provenant de combattants bretons sont rares.  Cependant, à travers les témoignages d’autres soldats d’Orient, des archives militaires, des tombes des soldats inhumés dans les cimetières militaires des Balkans, se découvrent petit à petit l’histoire et la vie de ces soldats et marins bretons qui eurent à combattre sur ces théâtres d’opérations. Ces soldats n'ont d’ailleurs rien à envier à leurs camarades du front français. Ils doivent faire face, au quotidien, au risque de la mitraille tout autant qu’aux aléas d'un climat épuisant et à ses maladies. Ces poilus d'Orient, premiers soldats français vainqueurs dans la Grande Guerre, doivent cependant, pour que le pays leur rende hommage, attendre que l'un d'eux soit honoré du prix Goncourt; et ce bien des années après la fin de la guerre.

 

Un front périphérique

Le public français étant moins au fait des subtilités du front d’Orient que de celles du front occidental, il n'est pas inutile de revenir en préambule sur les phases chronologiques de celui-ci. Notons d’ailleurs qu’il s’agit là d’un des paradoxes de l’histoire française de la Première Guerre mondiale, conflit que l’on présente souvent comme surgi de la  « poudrière des Balkans », mais pour lequel l'historiographie fait presque totalement l'impasse sur les évènements qui s'y déroulent  postérieurement, entre 1915 et 1919.

L’expédition de Dardanelles

L’histoire du front d’Orient débute en 1915 avec une expédition navale franco-britannique, dite  « expédition des Dardanelles ». Les puissances de l’Entente envisagent de défaire la Turquie, alliée aux puissances centrales, en prenant le contrôle de la ville de Constantinople et des détroits, afin de désenclaver la Russie en facilitant son ravitaillement, s’assurer le contrôle de la Méditerranée tout en faisant pression sur les pays toujours neutres dont la Grèce, la Bulgarie et la Roumanie. Mais l’expédition contre la Turquie est un échec. Planifiée initialement comme une opération uniquement maritime, les puissances de l’Entente sont finalement acculées à envoyer des troupes à terre. Français et Britanniques sont débarqués sur la presqu'ile de Gallipoli en Turquie et font face à une armée turque soutenue par des officiers allemands qui s’y défendent avec acharnement. Les troupes de l’Entente doivent finalement réembarquer fin 1915 laissant derrière elles des milliers des leurs.

Carte postale. collection particulière.

Face au revers des Dardanelles, il n’est stratégiquement pas envisageable d’abandonner la lutte dans les Balkans, ce qui aurait permis aux Empires centraux de redéployer leurs troupes engagées dans cette région sur les fronts Ouest et Est. L’objectif militaire est donc de fixer les troupes des Empires centraux sur un front annexe.

La campagne de Serbie

En septembre-octobre 1915, après de longues tractations diplomatiques, la Bulgarie rentre en guerre aux côtés de puissances centrales. Une grande offensive conjointe bulgaro-germano-austro-hongroise est alors lancée avec succès contre la Serbie. Pour l’Entente, il faut de toute urgence soutenir l’allié serbe. La France et le Royaume-Uni décident d’intervenir militairement en territoire serbe afin de sécuriser l’arrière des troupes serbes, c’est la campagne de Serbie d’octobre à décembre 1915. L’avancée des troupes allemandes, austro-hongroises, et dans une moindre mesure des troupes bulgares, est si rapide que l’armée serbe bat en retraite.  Dans les semaines d’octobre et novembre, les forces françaises fixent les troupes bulgares à l’est et au centre de la Macédoine serbe. Cependant, la prise d’Uskub (Skopje) et de Veles par les Bulgares leur permet de contourner le dispositif français. L’armée serbe est contrainte de se replier en traversant l’Albanie en plein hiver.  Début décembre, le recul des troupes françaises et britanniques avancées en territoire serbe est ordonné. Elles évacuent le territoire de la Serbie et se replient derrière la frontière grecque, se fortifiant autour de la ville de Salonique dans le camp retranché du même nom.  

Le front de Macédoine et la percée de septembre 1918

Au début 1916, le front se stabilise sur la frontière serbo-grecque. Dans le même temps, les restes de l’armée serbe extrêmement éprouvés sont récupérés par les puissances de l’Entente, qui l’aident à se reconstituer durant la première moitié de l’année 1916.

En août 1916, les troupes de l’Alliance passent à l’offensive dans la plaine de Monastir et avancent en territoire grec, bousculant les troupes de l’Entente dans la région de Florina. Quelques semaines plus tard, les troupes de l’Entente se ressaisissent. Entre septembre et novembre 1916, elles parviennent, au prix de lourdes pertes, à prendre l’avantage et à entrer en Macédoine serbe. La ville de Bitola est finalement évacuée par les troupes des puissances centrales, puis occupée par les unités de l’Entente fin novembre. L’avantage est de courte durée car l’hiver s’installe. Le front se fige une nouvelle fois.

Carte postale. Collection particulière.

Malgré des offensives localisées et des coups de mains incessants, le front évolue peu jusqu’en septembre 1918. Il faut attendre la fin de l’été 1918 pour qu’enfin une offensive de l’Entente soit lancée. Le 14 et 15 septembre 1918, après une préparation ayant demandé des semaines d’efforts intensifs pour monter l’artillerie lourde aux plus proches des premières lignes situées à une altitude de plus de 1 500 mètres, le front est percé lors la bataille de Dobropol2. Les troupes françaises et serbes exploitent en deux semaines la percée en remontant vers Skopje, à la poursuite des troupes de l’Alliance qui se voient acculées à se replier vers le nord et l’est afin d’éviter un encerclement total.

Après l’abandon par les troupes bulgares de leurs lignes de défense dans la région du lac de Doiran, les troupes britanniques et grecques remontent, elles, par l’Est de la République de Macédoine. L’armistice avec la Bulgarie est signé le 29 septembre 1918. Les combats s’achèvent en République de Macédoine mais la guerre n’est pourtant pas terminée. Au cours du mois d’octobre et novembre, l’Entente poursuit les troupes allemandes et austro-hongroises en Serbie. Belgrade est libérée le 1er novembre 1918. 

L’Armée d’Orient après les armistices de 1918

A la différence du front de l’Ouest, le 11 novembre 1918 n’est pas synonyme de la fin de la guerre. Après les armistices de novembre, l’Armée Française d’Orient est réorganisée en trois entités: l ’Armée du Danube ( A.D.) constituée des unités françaises stationnées en Roumanie, d’abord à Bucarest puis dans le delta du Danube, en Bessarabie et en Crimée; l’Armée de Hongrie (A.H.) chargée de maintenir l’ordre dans les territoires hongrois et de lutter contre les mouvements nationaux et révolutionnaires ; et le Corps d’Occupation de Constantinople (C.O.C.), force d’occupation dans l’ancien Empire ottoman3.

Une partie des unités présentes sur le front d’Orient sont, après novembre 1918, envoyées endiguer l’avance du pouvoir bolchevik4. Ils ne revoient la France qu’un an après la fin de l’Armistice avec l’Allemagne. A partir de novembre 1918, seuls les soldats ayant au moins 18 mois de présence en Orient sont rapatriables. Les autres, se retrouvent dans l’obligation de rester sous les drapeaux, soit en tant que forces d’occupation, soit en opération face aux troupes du nouveau pouvoir russe5. Ces engagements militaires voulus par le pouvoir politique français sont très mal acceptés par des soldats fatigués par 4 ans de guerre, qui ont l’impression qu’on leur vole leur victoire, et qui ne comprennent pas les raisons de leur nouvel engagement :

« Et voilà ! Nous pensions la guerre terminée dans l’euphorie de la victoire et il fallait partir pour la Russie faire la guerre aux Bolcheviks, avec des unités amalgamées avec des Roumains et des troupes étrangères. Nous étions peu enthousiastes !» 6

Carte postale. Collection particulière.

Au printemps 1919, les cas d’insoumission se multiplient, en particulier dans la Marine. Les mutineries des marins de la mer noire sont un épisode de la Grande Guerre rarement évoqué. Bien qu’épiphénomène historique, l’importance du nombre de marins bretons sur les navires de la flotte dont le France, le Jean Bart et le Waldeck-Rousseau entre autres, rend cet épisode intéressant à plus d’un titre pour l’histoire régionale bretonne7. Les marins refusent de se battre contre les « rouges » et demandent à être rapatriés dans leurs foyers8. Finalement les meneurs sont mis aux arrêts et la flotte française quitte la Crimée. Commandant supérieur des forces navales alliées à cette période, le vice-amiral Jean Amet9 saura finalement juguler ces mutineries.

 

Les Bretons en Orient

Ne pas avoir eu de régiment breton engagé dans les opérations militaires en Orient implique certaines contraintes méthodologiques à l’historien s'intéressant au fait breton en Orient. Il est nécessaire de se plonger dans des sources spécifiques comme les listes des morts pour la France, les journaux de marches et opérations des unités mais aussi la presse ainsi que quelques témoignages de poilus où il est parfois fait mention de Bretons. Les sources locales balkaniques sont, elles, inexistantes.

Le poilu breton en Orient

De par ses spécificités maritimes, en ce début du XXe siècle, la Bretagne entretient depuis longtemps une relation étroite avec l'Orient : par le commerce d'une part; par la dimension militaire de cette relation d’autre part, avec la Royale et les troupes coloniales. Certes, la Bretagne n’est pas plus concernée par ce front que d’autres régions métropolitaines. Aucun régiment breton10 n’est envoyé, en tant que tel se battre dans les Balkans. Ceci explique en partie le nombre au final très relatif de soldats bretons sur ces terrains d’opérations. Cependant, au cours de la guerre, le besoin de reconstitution des unités décimées par les combats entraîne l’abandon progressif du caractère régional du recrutement11, celui-ci s’opérant désormais à une échelle plus globale. Des Bretons se retrouvent ainsi de plus en plus dans des unités dépendant d’autres régions militaires et dont certains régiments sont, eux, envoyés en Orient12. Venu du 137e régiment d’infanterie de Quimper, le 2e classe Sosthène Cornou13, de la classe 1915, combat par exemple en Orient dans les rangs du 2e bis de Zouavese.

Il est possible d’identifier bien d’autres poilus bretons dans des régiments d’infanterie coloniale comme dans le 1er, le 34e, le 37e, les 54e et 56e régiments d’infanterie coloniale15, mais aussi dans des régiments d’infanterie comme le 372e. Ils se retrouvent également dans l’artillerie : les 1er, les 21e et 29e régiments d’artillerie coloniale, le 19e régiment d’artillerie ou encore le 343e régiment d’artillerie lourde, etc16.

Le navire-hôpital Sphinx sur lequel sert dans les Balkans Marguerite Jourdan, jeune infirimière originaire de Saint-Servan. Europeana 14/18: FRBNFM-244.

Combien de bretons sont engagés sur le théâtre d’opérations des Balkans? Cette question n’est, sans doute, pas fondamentale, et la réponse demanderait une recherche approfondie et systématique qui n’est pas le sujet en soi de cet article. Pour avoir un ordre de grandeur, nous pouvons cependant procéder par extrapolation des chiffres des troupes françaises ayant participé à ces opérations et des tombes de soldats bretons identifiées dans les plus grands cimetières des Balkans afin de donner un ordre de grandeur. Nous pouvons évoquer, sans risque d’erreur, le chiffre de plus d’une dizaine de milliers de soldats et marins bretons engagés sur le front de Macédoine, dans la flotte de Méditerranée et dans les opérations postérieures aux armistices de 1918.  Des soldats d’autres régions font ainsi état dans leurs récits et journaux de guerre, de la présence de ces soldats bretons :  

« Nous sommes cinq brancardiers infirmiers nous appartenons au P.C. du capitaine. Parmi mes quatre camarades, je découvre un excellent breton, Louis Le Roux, 35 ans, un pépère, simple, bon, serviable, aimable et dévoué, bon catholique. Nous sympathisons bien vite. Nous vivons dans une trouble tente, derrière la colline qui nous cache à la vue de l’ennemi. Nous faisons équipe et partageons couvertures, provisions et réconfort. Sa famille habite à Quimper. Il m’apprend à mon grand étonnement qu’à la mobilisation, il était au Canada, à Montréal, employé dans une institution catholique.»17

Presque vingt ans après, en janvier 1937, Michel Boher, alors  chef de la musique des équipages de la flotte en poste à Brest, rend hommage à un camarade du 40e RI, Roger Vercel, pour son roman Capitaine Conan. Les poilus d'Orient ont leur propre identité et se reconnaissent une fraternité d'anciens combattants particulière. Au sein de la Fédération nationale des Poilus d’Orient voient le jour des  associations locales bretonnes dont, par exemple, l’association des anciens d'Orient de Basse-Bretagne18.

L'aéronautique en Orient

Pour soutenir et aider les armées serbes, une escadrille française19 ad hoc est envoyée en Serbie dès le début 1915. L'aéronautique française est donc présente dans les Balkans, et en Serbie en particulier, bien avant le débarquement de troupes d'infanterie françaises qui, elles, n’arrivent qu'à l'automne 1915. Cette escadrille est d’ailleurs la seule unité française à vivre la retraite de Serbie. Puis, à mesure que la présence française augmente sur le front, d'autres sont envoyées en renfort. Plusieurs escadrilles françaises opérèrent ainsi en Orient, conjointement à d’autres, serbes. L’île Tristan, située dans la baie de Douarnenez, a sans aucun doute résonné de ces récits de l’Orient, racontés par Jacques Richepin , fils de Jean Richepin. Lieutenant à l’escadrille 506,  Jacques Richepin achète l’île Tristan juste avant-guerre. Avec d’autres compagnons artistes,  il est un de ces aviateurs d'Orient qui se distingue en Macédoine:

« Le lieutenant Jacques Richepin se trouvait dans une escadrille de chasse au-dessus de Topcin21 et faisait chaque jour des reconnaissances fort dangereuses (il devait plus tard se faire descendre par un avion boche et s'en tirer miraculeusement après avoir brûlé son appareil entre les lignes). »22

Carte postale. Collection particulière.

Généralement peu représentés dans cette nouvelle arme, certains bretons volent pourtant dans le ciel balkanique, à l’instar du pilote Yves Kervadec23. Venu d'un régiment d'infanterie coloniale, le 2e bis de Zouaves, ce Nantais vole quelques mois en Macédoine avant d'être rapatrié sanitaire24. Ces cas restent, cependant, confidentiels comparés à la présence bretonne dans l'armée de terre et la marine.

La Marine

En qualité de marins, les Bretons sont très nombreux à participer aux opérations militaires d’Orient. Le passage par voie de terre étant interdit par l’occupation d’une grande partie de la péninsule balkanique par les troupes des puissances centrales, l’Armée française d’Orient est tributaire pour le transport de ses troupes, et pour une grande partie de son approvisionnement, de la marine de guerre qui joue un rôle primordial tout au long des opérations. La guerre sous-marine menée par les submersibles austro-hongrois et allemands inflige de lourdes pertes aux navires de l’Entente. Nombre d’entre eux sont torpillés en Méditerranée et en particulier dans l’Adriatique et la mer Egée.

Le Gallia est un exemple de ces voyages risqués vers Salonique. Ce paquebot transatlantique, transformé en transport de troupes, devient croiseur auxiliaire à l’occasion de la guerre. Il sombre le 4 octobre 1916, torpillé par un sous-marin allemand au sud-ouest de la Sardaigne. Son capitaine, le lieutenant de vaisseau Kerboul25 disparaît avec son bâtiment lors d’une traversée entre Toulon et Salonique. Le naufrage fait plusieurs centaines de disparus parmi les soldats français et serbes embarqués.

Le torpilleur d’escadre Le Renaudin subit le même sort le 18 mars 1916, torpillé et coupé en deux devant Durazzo, aujourd’hui Durres en Albanie. Le Commandant, le lieutenant de vaisseau Edouard Hardy26, ainsi que son second,  l’enseigne de vaisseau 1e classe  Marcel Touzé27, disparaissent en mer avec leur bâtiment. Parmi les rescapés se compte le capitaine de frégate Breard de Boisanger28, second du Service des ports et communications du Corps expéditionnaire d'Orient qui deviendra Vice-amiral. La nouvelle du naufrage est, dès le lendemain, relayée par la presse bretonne :

« Le ministère de la marine nous communique la note suivante : Le torpilleur d'escadre Le Renaudin a été coulé dans l'Adriatique par un sous-marin ennemi le 18 mars au matin. Trois officiers, parmi lesquels le commandant, le second et 44 marins, ont disparu. Deux officiers et 34 marins ont été recueillis par un torpilleur français qui accompagnait Le Renaudin. Le Renaudin, torpilleur d'escadre de 800 tonneaux appartenait à la même catégorie que le Bisson et comptait29 au moment de la mobilisation à la flottille de la première armée navale. Il s'était, depuis le début de la guerre, maintes fois distingué parmi tes unités de son rang et ne comptait plus ses reconnaissances et ses veillées couronnées de succès pratiques.» 30

Le torpilleur Renaudin, carte postale (détail). Collection particulière.

Dans ses pages intérieures, L’Ouest-Eclair « communique la liste des officiers et marins disparus du Renaudin » 31. Après un décompte minutieux, sur les 47 disparus du Renaudin, 21 sont de Bretagne. Ainsi, de très nombreux bretons, marins et officiers, servent sur des bâtiments qui s’aventurent sur la route de Salonique. Heureusement, leur destin est souvent plus heureux que ceux de leurs camarades du  Gallia et du Renaudin. Pour n’en nommer qu’un, citons le futur Contre-amiral compositeur et musicien brestois Jean Cras32, en l'honneur duquel un monument est érigé et inauguré en 1935 sur le cours Dajot à Brest33.

L’histoire de la Marine sur le front d’Orient revêt également une autre réalité beaucoup plus atypique: celle des flottilles des Grands Lacs.  La ligne de front est en effet traversée par trois lacs : le premier, le lac de Doiran à l’est de la République de Macédoine, et les deux grands lacs de Prespa et d’Ohrid à l’ouest faisant frontière entre la Grèce, l’Albanie et la Serbie d’alors. Cette situation particulière amène au début 1917 à la création de flottilles sur les lacs de Prespa et d’Ohrid. Un détachement d’une trentaine de marins et de leurs officiers y est affecté. A partir de septembre 1917, le commandement de la flottille est attribué à un officier de marine, Charles Perzo34, en remplacement de l’enseigne de vaisseau Winckler35. L’objectif est de patrouiller sur les lacs afin d’éviter les incursions ennemies derrière les lignes ainsi que de faciliter le transport et l’approvisionnement des troupes stationnées dans le secteur, au bord des lacs ou sur l’île de Golem Grad, rocher de quelques kilomètres carrés sur le lac de Prespa. Le soldat Jean-Louis. Beaufils raconte dans son journal de guerre la traversée pour atteindre l’île :

« A 9 heures je m’embarque avec les fusiliers dans une grande barque à moteur. Les 7 kilomètres qui nous séparent de l’île sont franchis en vingt minutes. Nous recevons de copieuses vagues, car il y a tangage et roulis. » 36

Le lac de Prespa. Wikicommons.

Ces canots à moteur ont aussi à effectuer des opérations plus offensives afin de mener « des coups de main » ou des missions d'infiltration. Ces lacs sont de véritables petites mers intérieures.  De par leurs dimensions et leur localisation géographique, ils offrent aux marins des conditions de navigation très proches de celle d'un océan. Les hivers rudes à cette altitude sont à l'origine de dangers particuliers, dont ceux créés par la présence de glace, ce qui coute la vie au quartier-maître manœuvre Jean Kéraudren « disparu en mer sur le lac de Prespa, [dont l’] embarcation crevée par la glace  coul[a] immédiatement » 37. Ces marins ont également à souffrir du paludisme, dont il était très difficile de se prémunir, leur activité les amenant à vivre dans des zones marécageuses infestées d'insectes.

Des conditions éprouvantes : les maladies, la faim et le froid

Dans cette région du monde, à cette époque, les premiers ennemis du soldat ne sont ni les balles ni les obus.  Le paludisme, la dysenterie, la grippe, sans parler d'autres pathologies comme les pieds gelés, éclaircissent dangereusement les rangs des unités engagées sur le terrain. Les évacuations sont quotidiennes. Tous les régiments sont touchés. L’analyse du « genre de mort » renseignée dans les fiches des morts pour la France permet de se rendre compte de cette réalité. Les soldats décédés en Orient portent pour beaucoup la mention « mort suite de maladies contractées en service ». Le paludisme est le fléau macédonien dont la population locale est à la merci depuis toujours. Les conditions de vie imposées par la vie militaire rendent très compliqué, pour le soldat d’Orient de s’en prémunir. Cette pathologie emporte certains malades rapidement, au cours de crises dont la répétition petit à petit affaiblit les organismes, jusqu’à provoquer la mort :  

« Le paludisme s’est montré particulièrement redoutable, son effet meurtrier a atteint son maximum pendant les mois chauds de mai à octobre et sa modalité la plus grave a été pernicieuse algide ; alors le malade ne frissonne plus, la peau devient livide et glaciale, la voix s’éteint, des sueurs froides et visqueuses apparaissent, l’anxiété est terrible, la suffocation extrême, le pouls est petit, est fréquent et la figure  prend une expression cadavérique. Ce refroidissement conduit vite à la mort. »38

Les armées d’occupation s’attèlent donc à éradiquer les sources du mal en entreprenant l’assainissement de vastes espaces humides où pullulent les insectes. Une mission antipaludéenne est mise sur pied au sein des services sanitaires de l’Armée française : la mission permanente de prophylaxie antipaludique39. Cette structure a pour tâche d’accomplir une mission non seulement médicale mais, plus encore, une mission d’aménagement du territoire en y effectuant de grands travaux d’assainissement. En sus du paludisme, plusieurs grandes épidémies sévissent en Macédoine entre 1915 et 1918. Les problèmes d'hygiène, les privations et les conditions de vie expliquent que ces épidémies ont des conséquences catastrophiques sur les troupes.

En Macédoine, sans date. Européana 14/18: FRAD033-017-03.

La percée du front et la reprise de la guerre de mouvement n’est malheureusement pas synonyme de la fin de ces fléaux. A l’automne 1918, la Macédoine serbe doit faire face à une nouvelle épidémie, cette fois-ci provoquée par un virus de type H1 N1. Les années 1918 et 1919 sont en effet marquées dans le monde par la pandémie de grippe dite « espagnole ». Une des particularités de cette maladie est que le taux de mortalité le plus élevé se rencontre dans les classes d’âge normalement les moins atteintes par les épidémies courantes, qui ne s’attaquent pas habituellement à des organismes jeunes et en bonne forme. Dans ces classes d’âge, le taux de mortalité était important car « c’est bien la résistance de l’organisme qui permettait à l’infection de se propager à un rythme effréné »40. Dans le village de Cer41, fin septembre 1918, alors que les troupes françaises continuent leur remontée vers le nord, plus de 300 soldats42 meurent en quelques semaines de cette maladie dans une seule ambulance occupant une maison villageoise43.

En opposition à l'image communément admise, les conditions en Orient peuvent donc se montrer très rudes.  De par la latitude, d’une part, et la topographie du front (altitude) d’autre part, les températures sont extrêmes, avoisinant régulièrement les 40 degrés en été et les -20 degrés en hiver. Dans une carte postale rédigée en novembre 1917, un soldat explique à des proches la situation dans laquelle il doit vivre :

« […] Voyant que vous n’avez pas reçu mon petit souvenir, je vous en renvoie 2, 1 pour vous et un à votre Demoiselle. J’espère qu’ils sauront vous faire plaisir. J’espère que vous êtes en bonne santé moi ça va à par le froid terrible qu’il fait surtout à la hauteur où je me trouve. J’espère d’ici  2 mois aller vous serrer la main.» 44

Ces conditions climatiques ont de multiples conséquences sur la vie des soldats. Elles impactent souvent, par exemple, le ravitaillement:

« Manger à sa faim, c’est la préoccupation de chacun, ça devient obsédant pour quelques-uns. Des soldats éclopés tournent autour de notre logement en quête de maigres restes. Nous nous rendons compte qu’ils sont encore plus mal nourris que nous-mêmes. […].
Mais, il faut l’avouer, ici aussi, on souffre de la faim. Au moins depuis que les troupes sont éloignées du centre de Salonique. Avant que le ravitaillement arrive dans nos secteurs égaillés sur ces montagnes et ces terrains chaotiques, il est en partie dispersé, égaré. De rares lignes de chemin de fer, de mauvaises routes, et pour terminer des pistes où accèdent seuls des mulets à bât, n’en permettent pas l’acheminement régulier. Oui, l’armée jeûne continuellement ! Les rations alimentaires ne sont jamais au complet.» 45

En Macédoine, groupe de combattants de l'Armée d'Orient. Européana 14/18: FRAN-PA -194.

L’intendance prend pourtant rapidement des mesures afin de parer, en partie, aux difficultés de ravitaillement. L'armée française entreprend ainsi la mise en valeur systématique des territoires pour les besoins des troupes. Des fermes sont même créées:

« Deux grosses maisons d’alimentation françaises obtiennent l’autorisation d’ouvrir des succursales en Macédoine et d’immenses jardins potagers où poussent haricots, pois, choux, pommes de terre, sont créés dans la plaine qui va de Florina à Monastir. [...]. Les populations sont impliquées dans ces programmes et quatorze fermes sont créées dans les plaines du Vardar, de Kozani et de Monastir. »46

Aux difficultés de vie des soldats en campagne, viennent s’ajouter également les problèmes particuliers liés à l'éloignement de la métropole des théâtres d’opérations. Cet «isolement géographique» entraîne un isolement psychologique. Le courrier n’est pas régulier en raison des difficultés de transport, tant en mer que sur terre. Chaque navire coulé est synonyme de la disparition de milliers de lettres et colis attendus par les poilus. Le dernier Général en chef, Franchet d'Esperey47, en fait lui-même l'expérience dès le début du sa mission en Orient, le bateau transportant ses bagages et son matériel de suite ayant été coulé48. Cet éloignement coûte d'autant plus aux combattants alliés qu'ils se battent sur une terre étrangère, parfois foncièrement hostile, avec la peur quotidienne des attaques d’irréguliers bulgares, grecs ou albanais dits « comitadjis ».

 

Perception et mémoires du front d’Orient

Le relatif désintérêt dont semble patir le front d’Orient, dans le cadre de ce centenaire de la Première Guerre mondiale, peut, en grande partie, s’expliquer par la prégnance du souvenir des souffrances endurées sur le territoire métropolitain par la communauté nationale dans son ensemble. Il se peut également que les controverses historiques autour de la Première Guerre mondiale qui agitent encore de nos jours cette partie de l’Europe n’aident pas à mettre en valeur cet épisode européen de l’histoire balkanique. Pour autant, cette situation ne peut que frapper lorsque l’on sait combien sont médiatisées ces opérations pendant le conflit et quelle mémoire il en surgit dans l’après-guerre.

Le rôle de la presse

A l’image de la presse nationale et internationale, la presse régionale bretonne se fait en effet quotidiennement l’écho des évènements sur l'ensemble des différents fronts. Dans son édition du 30 novembre 1916, L'Ouest Eclair annonce en première page que le lecteur trouvera les citations de « nos compatriotes cités à l'ordre ». Parmi eux, se trouve le caporal Monxauzieh Ernest, du 2e bis de Zouaves : « Très, belle attitude au feu ; a, par sa bravoure, montré le plus bel exemple à tous ses camarades de la section ; soldat d'élite excellent tireur, s'est particulièrement distingué au combat du 20 août par son énergie et son sang-froid» 49. Son régiment est engagé sur le front de Macédoine depuis novembre 1915. A l'été 1916, celui-ci est pré-positionné dans le secteur de la Struma, à l’est du front de Macédoine (en Grèce). L'historique du régiment précise qu'

« il se trouvait stationné à Kérakli lorsque, le 17 août au matin, les Bulgares, descendant les pentes du Demir-Hissar, attaquent. Le 19 août, le régiment reçoit l’ordre de se porter en avant et d’atteindre la voie ferrée de Sérès. Le 20 août, à 4 heures du matin, il franchit la Struma et progresse vers ses objectifs. L'action se déroule par une chaleur accablante et se heurte à des effectifs considérables appuyés par une artillerie puissante. Nos unités sont contraintes le soir de se replier à nouveau derrière le fleuve, ayant obligé l’ennemi à mettre en ligne près de deux divisions et à dévoiler ses projets. Le régiment est cité à l’ordre de la brigade […].»50

Carte postale. Collection particulière.

L’opinion publique régionale est donc informée, comme dans le reste du pays, des évènements du front d’Orient, nonobstant les limites qu’implique la censure en temps de guerre. Les reportages photographiques sont également trés nombreux dans les journaux illustrés de l’époque, en particulier dans le Miroir et l’Illustration qui utilisent de très nombreux clichés distribués par les services audio-visuels officiels de l’armée51.

Au niveau national, l’image du poilu d’Orient subit les sarcasmes de certains journalistes et politiciens parisiens. Cette situation est le résultat de l’opposition d’une partie de la classe politique à l’expédition d’Orient qui, sous l’influence de Clémenceau, vitupère contre ceux qu’ils désignent comme « Les jardiniers de Salonique » :

« Pourtant à Paris, la campagne de calomnies continuait de plus belle. On s'en prenait, à présent, aux quelques personnalités civiles appartenant à l'armée d'Orient et l'on montrait dans des articles divers, Jacques Richepin, Henri Bertstein, le Duc de Mouchy, Gruenbau-Ballin, Préjelan, Boutel de Monvel et moi-même, se promenant dans la rue Vénizélos devant le café Flora. »52

Si en Orient l'armée française jardine, cela est non par oisiveté mais par nécessité. Cette image très loin de décrire la réalité du front peut s'expliquer pour plusieurs raisons. Les premières sont politiques: la personnalité du général Sarrail et les luttes d’influence à  Paris. Une autre raison est, elle, purement psychologique: comment imaginer qu'au pays des Dieux antiques, sous le soleil de Grèce, la guerre puisse être aussi difficile que sur le front de France ? Les journalistes jouent sur les fantasmes et les images d'Epinal. Ils sont plus souvent enclins à exalter l’exotisme de l’Orient que la réalité militaire quotidienne sur une terre étrangère.

En novembre 1917, Clémenceau devient Président du Conseil. Son désamour pour ce front ne se dément pas. Fin 1918, lorsque qu’est signé l’armistice, il semble important à Paris que l'exploit des poilus d’Orient ne fasse pas d'ombre à l'héroïsme du soldat français sur sa propre terre de France et que rien ne vienne contrecarrer la grandeur de Clémenceau, le Père de la victoire.

Capitaine Conan53 ou  de l’image de la guerre

Un fait bien extérieur à la guerre apporte toutefois une lumière nouvelle sur les opérations d’Orient. Il nous faut remonter à l'année 1934 et au succès de l’écrivain Roger Vercel54. Enseignant à Dinan, il porte sur le devant de la scène l'histoire de ces troupes envoyées en Orient en publiant un roman, Capitaine Conan, couronné par le Prix Goncourt de l'année 1934, ainsi qu’un autre roman intitulé Léna55 deux ans plus tard.

Roland Dorgelès annonce le lauréat du Prix Goncourt 1934. Photographie publiée par L'Ouest-Eclair dans son édition du 11 décembre 1934. Archives Ouest-France.

Capitaine Conan, un des deux personnages principaux est breton56. Il est l'extrême opposé de la figure du poilu d'Orient privilégié, qui aurait été plus jardinier que soldat. L'autre personnage est un autre officier nommé Norbert qui, comme l'auteur, termine la guerre dans les Balkans. Roger Vercel  n’est démobilisé que fin 1919. Il tire son inspiration de son expérience militaire et plus particulièrement de son rôle de commissaire-rapporteur au conseil de guerre. Son œuvre est l’occasion pour beaucoup d’anciens combattants de se retrouver dans les pages de ce roman. La lettre qui suit est un exemple poignant et exceptionnel de l’impact que peut avoir cette œuvre littéraire sur les anciens combattants, véritable révélateur d’épisodes rarement racontés et décrits :

« […] Je ne suis pas breton comme votre Capitaine Conan. Je suis Basque (c’est une race aussi) et j’ai appris le français comme une langue étrangère. Mais ma vie de guerre offre des points de ressemblance avec celle de votre ami, l’effrayant héroïsme en moins.
A ma sortie de St Cyr comme Aspi, j’ai hérité de toutes les bonnes petites patrouilles, au chemin des Dames. J’étais bête, j’étais orgueilleux, j’ai marché. Mieux… J’ai couru. Il n’en a pas fallu davantage pour me faire sacrer « as ». Depuis j’ai mesuré l’immense duperie de ce titre.
Le groupe franc venait d’être dissous ; je fus chargé des coups de main et ma pauvre section par contrecoup a hérité de ce beau privilège.
Tout comme Conan, j’ai moi aussi répété des attaques à l’arrière, sur des « scènes » préparées d’après les photos d’avions, appris à mes poilus à ramper, le couteau entre les dents comme des escarpes, la baïonnette entourée de chiffons, le casque camouflé de verdure ou le corps revêtu de treillis blancs sur la neige. J’ai comme lui connu la griserie de tomber à l’improviste (une fois en plein jour), dans la tranchée ennemi et de voir les « gueules des types qui ne croient pas au diable et qui le voient ». Et pourtant dieu sait si j’étais fait pour ça. Je ne m’étais jamais battu de ma vie à coups de poing. Je n’étais certes pas un guerrier-né à la Conan. »57

L’authenticité de ce livre vaut à son auteur bien des témoignages de reconnaissance de ses contemporains dont celui de la future académicienne Pauline Valmy qui écrit dans une lettre58 à Roger Vercel toute l’émotion que lui inspire le livre. Elle souligne les vérités cruelles que le roman met en exergue:

«Je viens de terminer la lecture de Capitaine Conan. J'ai la gorge serrée et les larmes au fond des paupières. Suis-je capable dans cet envoi de vous parler d'une façon intelligente de ce livre que vous avez eu la gentillesse de m'envoyer? Merci.
L'émoi qui m'étreint me rappelle celui qui s'est mué en attaque de nerfs à la présentation d'un film de guerre. Mon mari m'avait déconseillé ce genre de spectacle. Mais Pauline Valmy avait le devoir de se renseigner. Seulement, malgré ma volonté de maîtrise, j'ai de nerfs de femme et une sensibilité d'écorchée, un cœur qui n'a rien oublié. Il est écartelé entre l'admiration et l'horreur, une révolte qui vient du fond de l'être chargé d'enfanter, et aussi d'une conscience qui lentement se dégage de tous les liens dont les sociétés organisées nous ont emprisonnés.
Pour la conservation de cette société, de Scève59 a raison. Il est un chef qui se doit d'être impitoyable. Et pourtant, Erlane est une victime, incontestablement. Il n'est pas organisé pour supporter cela…pas plus que nous les femmes; et à vos yeux d'homme, ceci le condamne. […] Or, le fait l'emporte sur tous les raisonnements du monde. Et il s'agit de serrer au plus près la vérité. Elle a deux visages dans votre livre et vous êtes, entre ces deux visages d'une impartialité atroce, inhumaine, admirable. Ces adjectifs sont justes: "ils me firent horreur dans le même moment où je songeais qu'ils m'avaient sauvé la vie". C'est bien cela qui se dégage de votre livre: admiration et horreur. J’ai toujours envie de joindre les mains devant ce qu’ont fait les hommes ; victimes, dupes ou martyrs, ils l’ont fait. Aussi, qu’ils soient de droite ou de gauche, je leur garde une admiration et une reconnaissance qui ne cesseront qu’à mon dernier souffle. […].»


Bertrand Tavernier a adapté le roman en 199660. Ce film, tourné en Roumanie, aborde et montre plusieurs réalités trop souvent reléguées au second plan dans la filmographie de la Première Guerre mondiale: la férocité de la guerre dans ce qu'elle a de plus crue, ainsi que le difficile retour à la vie civile des anciens poilus. 

Une scène résume ces deux réalités : lorsque le Capitaine Conan interpelle son ami devenu commissaire-rapporteur au conseil de guerre et lui demande comment il peut imaginer rendre un jugement juste contre des types que l’on a félicité pendant 4 ans lorsqu’ils tuaient sans coup férir «les copains d'en face». Ces scènes tragiques mais au combien réalistes de ces nettoyeurs de tranchées en action, égorgeant leurs semblables avec un sang-froid et un savoir-faire méthodique, entrainent tout un chacun dans un profond questionnement sur la guerre et sur son vrai visage trop souvent occulté.

 

Que faut-il retenir des opérations d’Orient en général et pour la région Bretagne en particulier? Elles sont par essence périphériques, mais elles sont également fondamentales sur un plan militaire et politique. En novembre 1918, grâce à la victoire en Orient, la France occupe militairement, avec ses alliés, certains de ces anciens ennemis dont une partie du territoire de l’Empire austro-hongrois. Cette situation met la France dans une position de force qui sera un atout dans le jeu politique européen et les pourparlers de paix de l’année 1919.

Le roman de Roger Vercel et son succès national contribuent à construire l’image « régionale » de la Grande Guerre et du poilu breton dans l’imaginaire collectif national. Il est remarquable de constater que le visage du poilu breton d'Orient et du poilu breton en général, revêt en partie, les traits d'un personnage de roman, dont la notoriété dépasse de beaucoup, le maître d'œuvre de la victoire en Orient, futur maréchal de France, le Général Franchet d'Espèrey. Considéré comme le libérateur de la Serbie, il est érigé en héros national de la Nation serbe. Cette reconnaissance contraste avec celle que lui offre la France. Clémenceau peut continuer à dormir sereinement sur ces lauriers et le Maréchal se consoler un peu. Un monument honore toujours aujourd'hui son épopée et celle de ses soldats dans la commune morbihannaise de Bubry. Il rappelle les grandes étapes de celle-ci: « Dobropolje, Sokol, Prilep, Urkub ». Une plaque funéraire dans le cimetière communal vient éclairer les liens de ce petit pays breton avec le Maréchal de France. Une partie de sa famille dont son épouse, repose en effet dans cette commune de l’arrondissement de Lorient où il était propriétaire d'un manoir, le «Manoir de Perros».

Fabien SCHAEFFER

 

 

1 Ville aujourd'hui devenue Thessalonique, seconde ville de Grèce

2 La Bataille de Dobropol  ou Dobro Polje voit les troupes serbes et françaises percer les défenses bulgares dans le massif montagneux de la Moglena sur la frontière entre la Serbie (Republique de Macédoine actuelle) et de la Grèce. Cette cuvette dominant la Macédoine grecque se trouve sur les crêtes du massif de la Moglena. Une rue du 17e arrondissement à Paris, la rue du Dobropol, est baptisée ainsi en l’honneur de cette victoire qui permit la reconquête du territoire serbe.

3 GOSA, Pierre, Un Maréchal méconnu. Franchet d’Esperey le Vainqueur des Balkans 1918, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1999, p. 261-277.

4 SHD-DAT : 26 N 649/7,  J.M.O du 58e régiment d’Infanterie 26 octobre 1918-14 juin 1919.

5 Parmi eux, se trouvait le soldat de 1e classe au 13e bataillon territorial de zouaves Joseph Le Flohic,  né en 1879 à Auray et qui décèdz en décembre 1918  à Constantza en Roumanie. BAVCC/Mémoire des hommes.

6 « Souvenirs de l’Armée d’Orient de Paul François Merle de la Brugière, comte de Laveaucoupet, lieutenant au 4e régiment des Chasseurs d’Afrique » in Association Nationale pour le Souvenir des Dardanelles et Fronts d’Orient, Dardanelles Orient Levant 1915-1921, ce que les combattants ont écrit, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 206.

7 GUYVARC'H, Didier, dans « La mémoire bretonne de 1914-1918 », Bulletins et mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, Tome CXIV, 2010, p. 220, évalue à 50 000 le nombre de Bretons mobilisés dans la Royale.

8 GOSA, Pierre, op. cit.,  p. 267.

7 Jean Amet : né le 27 janvier 1861 sur l'Ile Maurice et mort le 2 mai 1940 à la Chapelle-des-Fougeretz, en Ille-et-Vilaine.

10 Par régiment breton, nous entendons régiment casernant en Bretagne.

11 LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 63-79.

12 Pour ne donner que deux exemples, c’est le cas du 372e régiment d’Infanterie, régiment franc-comtois ou du 40e régiment d’Infanterie, régiment du sud-est de la France.

13 Né le 9 août 1895 dans la commune de Nizon (aujourd'hui intégrée à Pont-Aven), il fut recruté par le bureau de Quimper et incorporé au 137e régiment d’infanterie stationné dans la ville. Il décède le 20 août 1916 dans la Vallée de la Struma en territoire grec.

14 Le régiment communément appelé le 2e bis de Zouaves change plusieurs fois de nom au cours de la guerre. Il débute la guerre sous la dénomination originale de 2e régiment de marche de Zouaves. Par note du GQG n°3469 en date du 14 décembre 1914, le régiment prend la dénomination du 3e Régiment de marche de Zouaves. Par note du GQG n°592 du 3 janvier 1915, il prend enfin la dénomination de 2e bis régiment de marche de Zouaves, plus souvent raccourci en 2e bis de Zouaves, nom qu’il gardera jusqu’à sa dissolution le 12 octobre 1918 par ordre de l’Etat-Major Général des Armées allées en Orient n° 1432/0.  SHD-DAT : 26 N 837/5 et 8.

15 Beaucoup  de soldats de ces deux derniers régiments coloniaux perdent la vie sur la presque-île de Gallipoli aux Dardanelles.

16 Liste non exhaustive dressée d’après les tombes de poilus bretons reposant dans les cimetières militaires balkaniques et la liste des morts pour la France.

17 BEAUFILS, Jean-Louis, Journal d’un fantassin, campagne de France et d’Orient Août 1914-Août 1919, Paris, L’harmattan, 2007, p. 291.

18 Archives familiales Vercel : lettre de L. Fichau, président de l’Association des anciens d’Orient de Basse-Bretagne, à Roger Vercel en date du 17 décembre 1935. Cette association dont le siège se trouvait à Lorient, était affiliée à la Fédération Nationale des Poilus d’Orient. Elle a depuis disparu.

19 Cette escadrille est connue sous la référence de MF 99 S.

20 Né le 20 mars 1880 à Paris et mort le 02 septembre 1946 en Bretagne.

21 Le terrain d'aviation de Topcin (en aval de la rivière Vardar) se trouve dans le périmètre du camp retranché de Salonique.

22 FRAPPA, Jean-José, Makédonia, Souvenirs d'un officier de liaison en Orient, Paris, Flammarion, 1921, p.174-175.

23 Yves Kervadec est né à Saint Malo le 16 août 1891 et est mort le 7 août 1917 sur le front français au cours d'un combat aérien.

24 LAINE, Yves, Les ailes et le sang, Yves Kervadec, aviateur nantais, et ses frères dans la Grande Guerre, Turquant, Cheminements, 2006, p. 202-209.

25 Né le 16 novembre 1872 à Brest, il décède le 4 octobre 1916 en mer, au large de l'Ile San Pietro au sud de la Sardaigne. Source : Ecole navale.

26 Né le 21 juillet 1874 à Brest, il décéde le 18 mars 1916 en mer, devant Durazzo en Albanie. Source : Ecole navale.

27 Né le 31 juillet 1888 à Saint Nazaire. Il décéde le 18 mars 1916 en mer, devant Durazzo en Albanie. Source : Ecole navale.

28 Né le 22 novembre 1872 à Quimperlé. Il décéde le 4 juillet 1951 à Saint Urbain dans le Finistère. Source : Ecole navale.

29 Comprendre  par "comptait" " appartenait".

30 « Le torpilleur Renaudin est coulé dans l’Adriatique », L’Ouest Éclair, n°6124, 20 mars 1916, p. 1.

31 « Les marins disparus du Renaudin », L’Ouest Éclair, n°6124, 20 mars 1916, p. 4.

32 Né le 22 mai 1879 à Brest, il décédé le 14 septembre 1932 dans cette même ville. Source : Ecole navale.

33 Ce monument toujours existant, porte une dédicace extrait de son opéra Polyphème : « Belle mer écumeuse et bleue où je suis né ».

34 Né le 26 juin 1894 à Pontivy et mort le 11 juin 1977 à Versailles. Entré dans la Marine en 1913, il sera affecté pour la presque totalité de la guerre à des batiments en opération pour les Dardanelles et le front d’Orient. En septembre 1917, il est nommé  commandant de la flottille des lacs d’Albanie. Source : Ecole navale.

35 L’enseigne de vaisseau de 1e classe Joseph Winckler, commandant le détachement de marins du lac de Prespa trouve la mort le 23 mai 1917 « suite à des blessures de guerre » reçues lors d’un ravitaillement « près de Nivica en Macédoine grecque ». BAVCC/Mémoire des hommes.

36 BEAUFILS, Jean-Louis, op. cit., p. 333.

37 Jean Kéraudren est né le 26 décembre 1895 à Lanvéoc et décédé le 22 janvier1918 au lac de Prespa. BAVCC/Mémoire des hommes.

38 PEAUDELEU, Dr., Aux Dardanelles, à Lemnos, sur les bords du Vardar, Nice, Imprimerie du Patronage Saint Pierre, 1922, p. 111.

39 SHD-DAT : 26 N 95/8, J.M.O. Armée d’Orient, Mission antipaludique.

40 BECKER, Jean-Jacques, AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane (Dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914 – 1918, Tome 2, Paris, Éditions Perrin, 2012, p. 541.

41 Les tombes ont été regroupées dans le cimetière de Bitola.

 42 Le J.M.O du 176e R.I. confirme que le régiment est touché par une épidémie le 5 octobre sans plus de détails. SHD-DAT : 26 N 710/10, J.M.O, 176e RI , 19 octobre 1917-30 avril 1919.

43 Historique du 176e régiment d'infanterie, Imprimerie du Midi, F. Bezombes Aîné ; Béziers ; numérisation, P. Chagnoux - 2011

44 Cette carte postale porte le titre de « souvenir le 28 novembre 1917 ». Elle est signée du nom de « votre protégé, Buchard ». Archives de l'Ambassade de France à Skopje.

45 BEAUFILS, Jean-Louis, op. cit., p. 308.

46 SAINT-RAMOND-ROUSSANE, Francine,  La Campagne d'Orient 1915-1918, Dardanelles-Macédoine, d'après les témoignages de combattants: des premiers départs vers les Dardanelles, fin février 1915, à l'armistice bulgare du 29 septembre 1918, Lille, Atelier national de Reproduction des Thèses, 1999,  p. 350.

47 Né le 25 mai 1856 à Mostaganem en Algérie et décédé le 8 juillet 1942 à Saint Amancet. Fils d'officier, il est issu d'une veille famille aristocrate. Il est élevé à la dignité de Maréchal de France en 1921.

48 GOSA, Pierre, op. cit., p. 196.

49 « Les citations », L’Ouest-Eclair, n°6329, 30 novembre 1914, p. 4.

50 http://vinny03.perso.neuf.fr/gg/leshistos/2ebisrmz.htm

51 Voir la très riche base de données de la Médiathèque du patrimoine du Ministère de la Culture français qui comptabilise plus de 3500 clichés en relation avec le front d’Orient. http://www.mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/fr/archives_photo/visites_guidees/balkans.html

52 Le café Flora était à l’époque un des cafés les plus populaires de Salonique. Frappa, Jean-José, op. cit., p. 174.

53 VERCEL, Roger, Capitaine Conan, Paris, Albin Michel, 1934.

54 Roger Vercel, de son vrai nom Roger Delphin Auguste Crétin, est  né au Mans le 8 janvier 1894, et mort à Dinan le 26 février 1957. Avec Capitaine Conan, il est l'auteur d'autres nouvelles et romans en relation avec le front d'Orient et les Balkans, dont "Notre père Trajan" et "Léna". Outre son engagement en Orient dans les rangs de l'Armée française, ses deux autres thèmes d'inspiration et de prédilection sont la mer et la Bretagne.

55 Dans ce dernier roman, le principal personnage est un officier breton nommé de Queslain. Ce roman a le grand intérêt de faire découvrir au lecteur le contexte historico-politique de l’époque en Macédoine, territoire disputé entre les puissances régionales balkaniques: la Grèce, la Bulgarie et la Serbie. VERCEL, Roger, Léna, Paris, Les éditions du Sonneur (réédition), 2012.

56 Au cours du roman, il passe du grade de lieutenant au grade de capitaine.

57 Archives familiales Vercel : Lettre en date du 31 décembre 1934. L’auteur, J.P. Brana, est  à l’époque directeur d’école à Bayonne. Il fut sous-lieutenant au 418e et au 319e RI.

58 Archives familiales Vercel : Lettre en date du 22 octobre 1934.

59 De Scève est un personnage du roman. Officier issue de l’aristocratie, il repésente l’officier de carrière  qui chargera le soldat Erlane devant le conseil de guerre.

60 Cette adaptation lui vaudra en 1997 le César du meilleur réalisateur et pour Philippe Torreton en « Capitaine Conan », le césar du meilleur acteur.