Let’s dance

 

 

D’apparence modeste, anodine, l’ouvrage que publie A. Quillévéré aux éditions Skol Vreizh est des plus importants, quand il n’est pas tout simplement salutaire1. Car il convient de ne pas se méprendre : cette étude va bien au-delà du caractère anecdotique que pourrait présager un volume consacré aux bals clandestins dans le département des Côtes-du-Nord, aujourd’hui Côtes d’Armor, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Carte postale. Collection particulière.

A. Quillévéré n’est pas un inconnu. Déjà, en 2008, nous avions pu apprécier son Mémoire retrouvée d’un jeune patriote, ouvrage, déjà publié chez Skohl Vreizh, consacré à un réfractaire au STO déporté à Flossenbürg, volume composé notamment à partir d’une boite d’archives récupérée in extremis dans une déchèterie2. Issu d’un mémoire de Master dirigé par D. Peschanski et soutenu à l’université Paris-1, son nouveau livre a déjà bénéficié d’une juste mise en lumière, notamment dans le cadre de l’excellente émission d’E. Laurentin, La Fabrique de l’histoire, diffusée sur France culture. En effet, il permet, à l’instar des recherches qu’Y.-M. Evanno mène dans le Morbihan, que cela soit à propos du tourisme ou des courses cyclistes, d’aborder la Seconde Guerre mondiale sous un autre angle et, ce faisant, de mieux interroger les pratiques collectives. En effet, entre 1940 et 1944, les Bretons ont continué de vivre et « se sont aimés, désirés, mariés, séparés parfois, se sont angoissés pour leurs enfants, tout en essayant de faire bonne figure et, pour échapper à la grisaille quotidienne, ont beaucoup lu, sont allés au cinéma, au théâtre, ont continué à se rencontrer dans les cafés, les réunions familiales, les cérémonies religieuses et ont dansé, malgré les interdits, entre deux éclats de rire » (p. 22).

Car s’il est de notoriété publique que les bals sont interdits pendant la Seconde Guerre mondiale – ce qui est partiellement vrai puisque l’occupant, lui aussi, danse mais dans des conditions bien différentes – la nature même de ces soirées clandestines est plus largement ignorée. Ou plus précisément était puisqu’avec cette étude précise, méticuleuse, chacun pourra désormais connaitre ces soirées clandestines, des musiciens au public en passant par le lieu d’organisation, la nature du sol – fondamentale pour s’adonner aux pas en vogue – sans oublier, bien évidemment, les airs qui rythmes les évolutions sur la piste.

En Bretagne comme ailleurs, derrière le Jazz le Musette et partout les USA. Carte postale, collection particulière.

Souvent ignoré est également le fait que ces interdiction relèvent de mesures prises avant juillet 1940 et qui, pour beaucoup, subsisteront après 1944, dimension qui bien entendu amène à s’interroger sur l’ampleur du changement apporté par la Libération. Et l’on ne peut dès lors que souligner la réflexion d’A. Quillévéré qui note que (p. 108) :

« En la matière, la continuité l’emporte largement sur le changement. On peut même se demander si ce gouvernement issu de la Résistance ne continue pas à se livrer à une sorte de course à la légitimité morale qu’il a entreprise dès la mise en place du régime de Vichy. »

Sans doute y-at-il ici une piste nouvelle à explorer, tant du point de vue de l’histoire culturelle que des mœurs en général, étude qui prendrait pour cadre une période dont les bornes chronologiques oscilleraient entre 1944 et 1968, soit, grosso-modo, du Vercors à Altamont. Il s’agirait d’une enquête qui tenterait de comprendre comment cette génération – ce terme est important quand on sait combien la Résistance a à voir avec la jeunesse – qui lutte entre 1940 et 1944 pour la liberté et contre un Vichy qui, justement, fustige l’esprit de jouissance, en vient vingt an plus tard à affronter ses propres enfants qui, eux, souhaitent jouir sans entrave.

Atemporalités musicales ?

On le voit, les apports de ce livre dépassent donc de très loin le simple cadre des Côtes-du-Nord pendant la Seconde Guerre mondiale. A une époque où les appartenances régionales sont trop souvent conçues comme des modèles restrictifs, des passés mythifiés servant à exclure tout ce qui est perçu comme différent ou relevant d’une certaine altérité, il est salutaire de se rappeler qu’entre 1940 et 1944 c’est au son de l’accordéon, instrument roi par excellence, que l’on danse (p. 152) et que les airs de jazz comptent parmi les plus prisés. Alors bien entendu, en musicologue averti, A. Quillévéré prend soin de rappeler que ces mélodies clandestines sont sans doute loin du bop d’un Charlie Parker et relèvent en définitive plus du musette. Pour autant, il n’en demeure pas moins que l’univers de référence de ces formations musicales, et de celles et ceux qui viennent danser lors de leurs concerts, est américain, et non breton, comme en témoignent de noms tels que Musette’s-Marcel ou Mimil’s-Jazz (p. 67). Ainsi, et contrairement à ce que souhaiteraient nous faire avaler certains tenants d’une culture bretonne qui se limiterait, sur le plan musical, aux instruments et airs traditionnels, « un bal des années 1930-1940 n’a rien d’un fest-noz et l’image d’un pays isolé sur le plan culturel, replié sur des pratiques immémoriales ne résiste pas à l’analyse » (p. 66).

Carte postale floklorique, sans date. Collection particulière.

De même, ce qui frappe dans le portrait que dresse A. Quillévéré de ces musiciens clandestins dans les Côtes-du-Nord pendant la Seconde Guerre mondiale c’est combien, au final, ils paraissent ressembler à ceux qui, vingt ans plus tard, propageront le rock and roll à travers le monde. D’ailleurs, ces propos d’Eugène Limon ne pourraient-ils pas être prononcés par un jeune Keith Richards qui, dans son autobiographie à succès3, rappelle combien les transports précaires et inconfortables sont une composante essentielle de la vie des musiciens avant qu’ils ne rencontrent le succès ? A dire vrai, seule l’automobile semble distinguer le Rolling Stone de son aîné :(p. 61)

«  Je me déplaçais à vélo, l’accordéon sur le dos. Chacun des musiciens amenait son instrument. […] J’avais des marques sur le cou. Le batteur portait la batterie sur son dos lui aussi, à vélo. Mais les noces se faisaient souvent sans le batteur, alors je fixais la grosse caisse sur mon dos et l’accordéon sur le porte-bagages. Un soir, je revenais d’Uzel, un vent fort soufflait face moi, j’étais obligé de pédaler dans la descente ! La grosse caisse avait une telle prise au vent ! »

L’analogie avec le rock pourra sans doute sembler aberrante pour un grand nombre de lecteurs mais il n’en demeure pas moins que le groupe dont l’influence sur l’histoire de la musique dans la seconde partie du XXe siècle est assurément la plus décisive, les Beatles, arbore sur la grosse caisse de Ringo Starr un logo parfaitement reconnaissable, tendance qui semble toute droite issue de ce qu’observe A. Quillévéré dans les Côtes-du-Nord pendant la Seconde Guerre mondiale (p. 64). De même, toutes les danses ne sont pas placées devant un pied d’égalité et celle qui se taille la part du lion des réactions hostiles est le tango, bien connu pour son enivrante sensualité (p. 94). Or, il est intéressant de remarquer que ce sont les mêmes arguments qui sont resservis, quelques années plus tard, par les milieux cléricaux, lorsque débarquent Chuck Berry puis Pelvis Presley (p. 82). Enfin, il est à noter que les descriptions de soirées en plein-air, dans des champs ou des prairies fauchées (p. 128) ne sont pas sans évoquer les free parties des amateurs d’électro ce qui, encore une fois, pose la question d’une certaine continuité des pratiques et des réactions que ces dernières entraînent (p. 232).

Carte postale. Collection particulière.

En étant au plus près de son sujet, en ayant une connaissance intime de son territoire d’étude et des archives qui constituent son corpus, A. Quillévéré délivre une magnifique leçon, produit un véritable « manifeste historiographique » pour reprendre les mots de Pascal Ory (p. 13), auteur de la préface de ce remarquable ouvrage. En effet, travailler à petite échelle est trop souvent perçu, à l’heure de la world history ou histoire connectée, sans même parler des vogues du trans-période ou de la pluridisciplinarité, comme de l’histoire locale, comme si cela était d’ailleurs injurieux. Or, au contraire, il nous semble que c’est dans le jeu des échelles, dans la variation des focales, que résident pour partie les conditions d’un renouvellement des connaissances, convaincus que nous sommes que le global n’est rien sans le local (et vice versa d’ailleurs). C’est en tout cas ce que démontre parfaitement cet ouvrage que chacun se doit de connaître tant il est, par bien des égards, salutaire.

Erwan LE GALL

QUILLEVERE, Alain, (préface de ORY, Pascal), Bals clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale, Morlaix, Skol Vreizh, 2014.

 

 

1 QUILLEVERE, Alain, (préface de ORY, Pascal), Bals clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale, Morlaix, Skol Vreizh, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 QUILLEVERE, Alain, Mémoire retrouvée d’un jeune patriote, Landebaëron-Flossenbürg 1917-1945, Morlaix, Skol Vreizh, 2008.

3 RICHARDS, Keith, Life, Paris, Robert Laffont, 2010. Dans le cas présent, on rappellera que Charlie Watts est un batteur de jazz, ce qui semble faire ici un utile pont entre ces deux expériences musicales.