Cacher les prêtres réfractaires sous la Révolution française : un engagement prioritairement féminin ?

 

L’engagement des femmes au service des prêtres ayant refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé doit être bien entendu lu au prisme d’une résistance à la Révolution, mais pas uniquement. Le biais des procédures et des archives judiciaires ainsi que le poids considérable de la mémoire associée aux stéréotypes de genres invitent à réinterroger cette forme particulière de combat.

Par Solenn MABO

 

La mémoire des événements révolutionnaires en Bretagne accorde une place non négligeable aux femmes, nombreuses, qui se sont engagées pour défendre la religion face aux projets révolutionnaires de laïcisation de la société. Qu’elles soient qualifiées de martyres ou de fanatiques, ces femmes sont présentées comme les premières à se mobiliser pour protéger les rites de la communauté. L’image de femmes qui seraient par nature dévotes et contre-révolutionnaires est particulièrement prégnante, élaborée par les acteurs de la Révolution, entretenue et transmise par les mémorialistes et les historiens du siècle suivant. Sous la Révolution, les administrateurs ne cessent de dénoncer le fanatisme des femmes, l’expliquant par leur faiblesse naturelle et leur ignorance, qui les porteraient plus que les hommes à la crédulité. En 1792, un officier municipal de la commune de Plouhinec expose ainsi que « les prêtres réfractaires ne cessent d’agiter les âmes faibles. Le sexe dévot est celui auquel ils s’attachent plus volontiers »1. Cette inclination féminine pour la religion, dénoncée par les patriotes, est à l’inverse louée par les auteurs royalistes qui présentent les femmes engagées pour la défense de leur foi comme des héroïnes et des martyres. « Oh combien le sexe jugé si faible n’a-t-il pas déployé d’héroïsme dans cette terrible Révolution ! Que de pères, d’époux, d’amis ont dû la vie au courage des femmes », s’exclame ainsi dans ses mémoires le chef chouan Michel Gourlet2. Plusieurs lieux de cultes populaires signalent toujours, dans l’Ouest, l’engagement de jeunes filles et de femmes pour protéger les prêtres proscrits, comme ce Chêne à la Vierge, dans la région de La Guerche-de-Bretagne, un arbre couvert d’ex-voto en mémoire d’une jeune femme tuée par les soldats bleus pour avoir, selon la tradition, refusé d’avouer la retraite d’un prêtre réfractaire3. Ces mémoires conflictuelles se rejoignent finalement dans une même représentation de femmes particulièrement dévouées à la défense du clergé et des traditions, de femmes, aussi, présentées comme des actrices passives, manipulées par les prêtres ou victimes des évènements. Une cinquantaine d’année plus tard, Jules Michelet s’inscrit toujours dans ce registre :

« La femme, c'est la maison mais c'est tout autant l'église et le confessionnal. Cette sombre armoire de chêne, où la femme, à genoux, parmi les larmes et les prières, reçoit, renvoie, plus ardente, l’étincelle fanatique, est le vrai foyer de la guerre civile. »4

Au-delà des stéréotypes de genre, véhiculés sans surprise par un historien du XIXe siècle, Jules Michelet met en relation les femmes, la maison et le confessionnal, une équation qui semble-t-il mérite d’être interrogée. Donner asile aux prêtres réfractaires, c’est souvent faire de la maison un lieu de culte clandestin, c’est avoir à demeure un confesseur. On peut se demander, alors, si la maison ne devient pas elle-même « le vrai foyer de la guerre civile » et dans quelle mesure les femmes, gardiennes du foyer, y jouent un rôle privilégié. L’action spécifique que nous proposons d’étudier, « cacher les prêtres », nous place au cœur d’une image construite par les historiens bleus comme par les historiens blancs : celle de femmes qui ne sont pas dans l’action, ni dans la subversion, mais dans la défense des valeurs traditionnelles, celles de la famille et de la communauté et dans leur rôle dévolu de maitresses du foyer attachées à loger, nourrir et soigner5. Pour cette raison, cet acte n’est pas forcément perçu comme un acte d’engagement politique, il se joue dans la sphère privée, il mobilise souvent toute une maisonnée et s’inscrit dans des réseaux de voisinage.

Moyen de faire prêter serment aux evêques et curés aristocrates, en présence des municipalités suivant le décrèt de l'Assemblée nationale. estampe, 1791. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Dans la perspective d’une réflexion sur le concept d’engagement, nous pouvons nous demander dans quel registre d’action se placent les acteurs de l’asile aux prêtres réfractaires. S’agit-il de manifestations de solidarité, de piété, de résistance civile, de lutte politique ? Cette question prend une dimension particulière dans l’Ouest de la France, région majoritairement rurale, fortement cléricalisée, où la ferveur religieuse est intacte en cette fin de 18e siècle et constitue un puissant vecteur d’engagement dans la  chouannerie qui divise les régions de l’Ouest de 1794 à 1800. A partir de l’étude de quatre départements, les Côtes-d’Armor, le Finistère, l’Ille-et-Vilaine et le Morbihan, nous observerons comment s’organisent les rapports entre les hommes et les femmes dans cette mobilisation pour les prêtres réfractaires, des modalités d’actions aux représentations. Les archives judiciaires constituent la documentation principale mais non exclusive de cette étude qui prend en compte l’implication des femmes mais aussi celle des hommes, afin d’engager une véritable analyse des rapports de genre. Nous tenterons aussi d’alimenter la réflexion sur les contours et les enjeux de la notion d’engagement en observant dans quelle mesure cette action « cacher les prêtres » relève d‘un acte d’engagement spécifique ou n’est qu’une manifestation visible du quotidien d‘une guerre civile où la neutralité semble impossible. 

 

Cacher les prêtres réfractaires, un engagement lié aux aléas de la répression 

Le schisme religieux qui conduit à la répression des prêtres réfractaires et à leur protection par une partie de la population trouve son origine dans la vaste réorganisation de l’Eglise catholique entreprise au début de la Révolution. La nationalisation des biens du clergé en novembre 1789 et la Constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790, transforment le statut des prêtres, qui deviennent des fonctionnaires publics, rétribués par l’Etat et élus par les citoyens.  A ce titre et face aux résistances d’une partie du clergé, le décret du 29 novembre 1790 impose aux prêtres devenus fonctionnaires publics de prêter un serment de fidélité à la Constitution. Les prêtres qui acceptent ce serment sont qualifiés de prêtres constitutionnels, ceux qui le refusent son dits réfractaires. A l’échelle nationale, environ la moitié du clergé paroissial accepte de prêter le serment. Mais les contrastes régionaux sont importants et dans les régions de l’Ouest : 80% du clergé paroissial refuse de prêter le serment requis, devenant par là-même réfractaires aux lois6. Les quatre départements étudiés appartiennent donc à ces terres de refus, pour des raisons complexes articulant enjeux théologiques, politiques et sociaux. Les autorités locales prennent progressivement des mesures de répression contre les prêtres réfractaires, jusqu’à la loi du 26 août 1792 qui prévoit la déportation vers la Guyane de tous les prêtres réfractaires qui ne s’exileraient pas d’eux-mêmes dans les quinze jours. Ceux qui choisissent de ne pas s’exiler deviennent alors hors-la-loi et entrent dans la clandestinité pour se soustraire aux mesures d’emprisonnement, préalables à la déportation. A partir de l’automne 1793, les prêtres réfractaires trouvés sur le territoire français sont condamnés à mort7. C’est dans ce contexte que des hommes et des femmes vont être amenés à leur donner asile. Les autorités révolutionnaires qualifient cet acte de recel de prêtres. Il est passible de sanctions de plus en plus sévères au cours de l’an II8, de l’emprisonnement à la déportation, jusqu’à la peine de mort quand les receleurs sont assimilés à des contre-révolutionnaires. Au début de l’année 1795, la liberté des cultes est rétablie et les prêtres réfractaires ne sont plus poursuivis, ils apparaissent à nouveau au grand jour, reprenant pour certains leurs missions pastorales. Mais rapidement l’exigence d’une nouvelle déclaration de soumission aux lois de la République restreint leurs activités et les contraint parfois à entrer de nouveau dans la clandestinité pour pouvoir exercer le culte. A la fin du Directoire, de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) au coup d’Etat du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), la répression se durcit et des procédures judiciaires sont à nouveau lancées contre des prêtres réfractaires et leurs receleurs. Le fait de donner asile aux prêtres réfractaires n’a donc pas la même actualité ni la même signification sur l’ensemble de la période révolutionnaire. C’est au cours de l’an II (de septembre 1793 à septembre 1794) et dans une moindre mesure sous le second Directoire, en 1798 et 1799, que le phénomène est le plus aigü et aussi le plus visible par les poursuites dont il fait l’objet. 

Arrestation d'un prêtre réfractaire en 1794. Carte postale (détail), collection particulière.

Les individus engagés dans l’asile aux prêtres réfractaires apparaissent dans les archives de la répression au gré des perquisitions et des procédures judiciaires lancées contre les prêtres et leurs receleurs. Les cas repérés dans cette documentation ne constituent qu’un petit aperçu de cette pratique, dont nous n’approchons finalement que les situations qui ont mal tourné. De nombreux prêtres réfractaires demeurent cachés durant tout la période de la répression sans être découverts et nous n’en avons connaissance que par les écrits postérieurs, souvenirs et mémoires, qui exaltent le courage des personnes qui les ont aidés et protégés, sans qu’il soit possible d’en vérifier l’exactitude. Mais il est certain que le phénomène dépasse largement les cas repérés dans les sources judiciaires et les correspondances administratives. Un commissaire chargé de poursuivre les prêtres réfractaires cachés dans le district de Quimperlé en avril 1793 expose combien les perquisitions sont presque inutiles. Il raconte comment les ecclésiastiques demeurent cachés dans les bois le jour et dans les maisons la nuit, parce qu’ils ont « dans les villages voisins, des parents et des amis avec lesquels ils se sont concertés pour être prévenus à temps », ayant aussi « des intelligences dans les villes et quelquefois même parmi les autorités constituées »9. Les prêtres réfractaires bénéficient de vastes réseaux de solidarité, ils sont mobiles et disposent souvent de plusieurs asiles possibles. Les individus inculpés pour recel de prêtres par les tribunaux criminels ou les commissions militaires n’offrent donc qu’un petit échantillon des acteurs mobilisés. Malgré ces réserves, cette étude repose essentiellement sur soixante-et-une affaires judiciaires de recel de prêtres recensées dans les archives des Tribunaux criminels de nos quatre départements de 1792 à 1799. Dans le cadre de ces procès, cent-trente-cinq individus sont inculpés, ce chiffre ne prenant pas en compte les prêtres réfractaires eux-mêmes mais seulement les laïcs investis pour les protéger. Les deux-tiers des procédures ont lieu en l’an II, et l’essentiel d’entre elles se joue entre janvier et juillet 1794, au plus fort de la Terreur.  Une dizaine d’affaires se déroule en l’an VI et VII, de 1798 à 1799, quand la répression est réactivée avec des peines de déportation pour les réfractaires et d’emprisonnement pour leurs receleurs. Au-delà de ces affaires portées devant les tribunaux criminels, de nombreux autres cas d’asile aux prêtres réfractaires apparaissent dans les archives, au hasard de perquisitions, d’interrogatoires, d’arrestations qui n’ont pas débouché sur des procès. C’est le cas notamment pour la période 1795-1798, quand l’asile aux réfractaires et le culte clandestin demeurent une réalité mais ne sont plus aussi sévèrement poursuivis. Tous ces cas épars saisis en dehors des tribunaux criminels alimentent la réflexion et l’interprétation mais ne sont pas intégrés dans les données chiffrées car les informations sont trop disparates. Une telle documentation, essentiellement constituée à partir des archives de la répression et plus spécifiquement des sources judiciaires, ne permet pas d’envisager tous les ressorts du phénomène. Il est particulièrement difficile de déterminer la part de responsabilités et la nature exacte de l’engagement de chacun des acteurs. De la vérité judiciaire à la réalité historique l’écart peut être grand et d’importantes zones d’ombre demeurent autour de cette vie clandestine10. Les témoins se contredisent, des innocents sont manifestement condamnés et des coupables acquittés, dans le contexte d’une législation très instable, où un individu condamné à mort au printemps 1794 serait acquitté pour les mêmes faits un an plus tard. Le nombre des inculpés et des condamnés renseigne donc  plus sur la vigueur de la répression que sur l’ampleur de l’engagement des acteurs11. L’articulation des archives judiciaires avec des sources d’autre nature (correspondances administratives, demandes de pensions des anciens combattants de la chouannerie, écrits du for privé) permet malgré tout d’observer les modalités et les acteurs de l’asile aux prêtres  réfractaires.

 

Les femmes, aux avant-postes de la protection des prêtres réfractaires ?

Il s’agit d’interroger l’idée communément admise d’un engagement prioritairement féminin auprès des prêtres réfractaires. « Le culte clandestin s’organise, les sœurs, les nièces des réfractaires les hébergent et les cachent » notait ainsi Roger Dupuy, spécialiste de la chouannerie bretonne12. De prime abord, l’hypothèse semble loin d’être vérifiée.

Procession. Dessin de Théophile Busnel (1901). Les Tablettes rennaises.

Quoiqu’imparfaites et incomplètes, les données établies à partir des archives judiciaires permettent d’observer quelques grandes tendances. Sur 135 individus inculpés pour recel de prêtres de 1793 à 1799 à l’échelle des quatre départements étudiés, 71 sont des hommes et 64 sont des femmes. A ce stade de l’analyse, les hommes se seraient globalement engagés au même titre que les femmes dans l’asile aux prêtres réfractaires. Si l’on observe les chiffres par départements, les résultats sont davantage contrastés. En Ille-et-Vilaine, les femmes sont bien plus nombreuses à s’engager : dans le cadre de 19 procès, 38 femmes pour 16 hommes sont inculpées. Cette prééminence des femmes arrêtées ou inquiétées pour recel de prêtres en Ille-et-Vilaine se retrouve tout aussi nettement dans d’autres corpus de sources, notamment dans un ensemble de procès-verbaux de perquisitions n’ayant pas donné lieu à des procès sous le Directoire13. Mais l’étude des trois autres départements montre des résultats bien plus équilibrés : dans les Côtes-d’Armor, sur un petit nombre d’affaires (11), hommes et femmes jouent à armes égales avec 6 femmes pour 6 hommes inculpés. Dans le Finistère et dans le Morbihan ce sont les hommes qui sont davantage représentés, avec 6 femmes et 15 hommes pour 10 affaires dans le Finistère et 34 hommes pour 14 femmes dans le cadre de 21 affaires pour le Morbihan. 

Ces données brutes, fondées sur un nombre d’affaires relativement restreint, ne permettent pas de conclusions définitives Surtout elles doivent être affinées et interprétées. Pour cela, plusieurs biais doivent semble-t-il être pris en considération. Tout d’abord, pour les affaires impliquant plusieurs individus, il est important d’observer qui, des hommes ou des femmes, joue un rôle moteur dans l’organisation de l’asile. Par exemple, dans la commune de Languidic, dans le Morbihan, 13 hommes et 2 femmes sont arrêtés et jugés pour le recel du réfractaire Pierre Coëdo, ancien vicaire de la paroisse. Alors que les 13 hommes n’ont agi que de façon périphérique, rendant au prêtre de menus services, l’aidant à déménager, ce sont les deux femmes qui ont organisé l’asile, l’une d’elle, son ancienne servante, en affermant un appartement pour l’héberger, l’autre, fermière, en acceptant, en connaissance de cause, de louer cet appartement afin de loger le prêtre proscrit14. Un des fils de cette dernière laisse entrevoir le désaccord qui l’opposa à sa mère, lui-même craignant des sanctions, sa mère balayant ses réticences. Si l’on considère les affaires où les hommes et les femmes jouent respectivement un rôle moteur, il apparaît que sur les 61 affaires du corpus, les hommes jouent un rôle de premier plan dans 25 d’entre elles, les femmes dans 30 affaires et pour 6 cas les rôles semblent partagés.

Un deuxième biais à prendre en compte relève des logiques d’arrestations et d’inculpations. Il arrive à plusieurs reprises et particulièrement dans le département du Finistère que seul le maitre de maison soit arrêté et inculpé alors que toute la maisonnée et notamment l’épouse semble avoir été impliquée. Par exemple, à Pont-Labbé, le nommé Pierre Le Roux est arrêté au printemps 1794 quand deux prêtres réfractaires sont découverts cachés dans sa maison. Il explique « qu’il étoit absent lors de leur arrivée et que sa femme les reçut dans son absence, que dès qu’il sut qu’ils étoient chez lui, il voulut les mettre dehors, que sa femme, parente d’Andro, s’y opposa »15. N’y a-t-il là qu’une stratégie de défense ? D’autres affaires fonctionnent sur le même schéma et laissent penser que dans un certain nombre de cas, les épouses, les sœurs ou les belles-filles des hommes inculpés échappent aux procédures judiciaires bien qu’elles aient joué un rôle déterminant. Enfin, il faut aussi prendre en compte les cas où des hommes agissent sous l’emprise de tierces personnes, qui dans le cadre de nos affaires sont toujours des femmes. Par exemple, il arrive que des fermiers logent un prêtre réfractaire à la demande d’une veuve propriétaire de la ferme et domiciliée dans la ville voisine sans que cette dernière ne soit directement inquiétée. De façon générale, il apparaît que les femmes sont moins poursuivies que les hommes devant la justice et moins sévèrement condamnées16. Cela est d’autant plus marquant pour les affaires de recel de prêtres qui engagent des maisonnées, quand l’homme de la maison est considéré comme responsable pour tous les membres de la famille. Néanmoins, cette logique n’est pas systématique, il arrive aussi que plusieurs membres de la famille soient inculpés et que les femmes soient plus sévèrement condamnées que leurs époux.

Les Bretons au Christ. Dessin de Théophile Busnel, sans date. Les Tablettes rennaises.

Enfin, il semble important de replacer l’asile aux réfractaire dans le panel des divers actes de résistance à la Révolution. Alors que les femmes ne représentent que 12% des prévenus politiques jugés par le Tribunal criminel d’Ille-et-Vilaine sous la Révolution17, elles sont près des trois-quarts des prévenus pour recel de prêtres en Ille-et-Vilaine et plus du tiers pour les trois autres départements. Il y a donc bien une intervention spécifique des femmes dans le champ de l’asile aux prêtres réfractaires par rapport aux autres formes de résistances à la législation révolutionnaire. Néanmoins, l’idée d’un engagement prioritaire des femmes doit être nuancée au regard de l’importante implication masculine.

La configuration largement observée d’un engagement partagé des hommes et des femmes, avec une initiative souvent féminine, correspond aux modalités de l’organisation de la clandestinité. L’asile mobilise souvent des réseaux imbriqués, des réseaux de parenté aux réseaux de voisinage impliquant parfois en milieu rural l’ensemble de la communauté, solidaire de son ancien curé de paroisse. Quant à la spécificité du département d’Ille-et-Vilaine, où la part des femmes est véritablement écrasante, l’analyse du profil des inculpés peut offrir quelques pistes d’interprétations. Si l’analyse de l’âge des inculpés n’apporte rien de concluant, la situation maritale semble un facteur clé. Le poids des célibataires et des veuves est frappant, elles représentent en Ille-et-Vilaine plus des trois-quarts des femmes inculpées pour recel de prêtres. Les données concernant la situation maritale des hommes sont bien plus lacunaires, puisque leur statut d’homme célibataire, marié ou veuf n’est jamais précisé dans les interrogatoires. Seule la mention, au hasard de leurs réponses, de la présence d’une épouse ou d’enfants, permet de collecter l’information. Cette approche lacunaire laisse néanmoins penser que le profil spécifique du veuf ou du célibataire ne fonctionne pas pour les hommes. Aussi, alors que les deux-tiers des hommes inculpés sont des paysans, les professions et milieux sociaux des femmes sont beaucoup plus variés. Elles se partagent entre le travail de la terre, les métiers du textile, le commerce, la domesticité.  Si le faible nombre de femmes occupées au travail de la terre (environ 15% des inculpées) s’explique en partie par le partage des rôles entre hommes et femmes en milieu rural et l’importance de la pluriactivité des femmes occupées à la maison, au champ et aux travaux textiles, cela ne saurait tout expliquer. La diversité des métiers des inculpées implique aussi une plus grande diversité de milieux géographiques et sociaux. Plus de femmes que d’hommes inculpés résident en milieu urbain, plus de femmes aussi sont d’origine privilégiée, appartenant à la bourgeoisie rentière ou à la noblesse d’Ancien régime. Un profil se dégage, spécifiquement féminin, celui de la femme veuve ou célibataire, d’origine sociale aisée, majoritairement domiciliée en ville. Près d’un tiers des femmes inculpées correspondent à ce profil et quasiment toutes sont domiciliées dans le département d’Ille-et-Vilaine. Il y a là semble-t-il une piste pour avancer dans la compréhension de la surreprésentation des inculpées féminines dans ce département. Faut-il y voir une manifestation plus précoce de ce dimorphisme religieux selon le sexe qui sera largement observé au siècle suivant18 ? D’autres explications sont envisageables, liées au climat politique des différentes villes, à l’intensité de la répression, à l’ampleur des connexions avec les  réseaux de la Contre-Révolution.

La figure de la femme seule, célibataire ou veuve, s’inscrit dans une réalité démographique et culturelle. Elles forment le quart de la population féminine adulte au XVIIIe siècle, plus de la moitié en milieu urbain, et leur solitude engage certains comportements spécifiques19 bien différents cependant selon les situations, des célibataires structurelles aux célibataires en attente de mariage, des veuves jeune ou âgées, chargées ou non d‘enfants. Le célibat et le veuvage disposeraient globalement les femmes à investir plus intensément la sphère religieuse. La foi et la pratique rituelle du culte offriraient un refuge mais aussi une reconnaissance à ces femmes sans hommes, plus vulnérables, confrontées à la solitude et dépossédées, pour les célibataires, de la légitimité du statut d’épouse et de mère. Dans le cadre de notre étude, certains groupes de femmes seules se distinguent par leurs relations fusionnelles avec le monde des prêtres, comme les religieuses, les domestiques des prêtres ou leurs proches parentes, qui souvent tiennent aussi leur ménage. Finalement ces groupes ne sont pas aussi sur-représentés que l’on aurait pu le penser. Cela n’est pas tellement étonnant pour les religieuses, qui avec la fermeture de leurs couvents se sont souvent retirées chez des parents et se trouvent subordonnées à leur autorité, à moins qu’elles ne soient en détention en l’an II, au plus fort de la répression contre les prêtres réfractaires et leurs receleurs. Quant aux domestiques et parentes des prêtres elles ne sont pas non plus si nombreuses, elles ne représentent que 6 individues seulement sur 64. Peut-être parce que ces femmes, déjà très suspectes aux yeux des autorités, surtout en l’an II, n’étaient pas les mieux placées pour offrir un asile sûr. A moins que dans leurs cas, les solidarités locales n’aient joué à plein et leur aient permis d’échapper aux poursuites, les rendant moins visibles dans les archives. Aussi, les plus proches parentes des prêtres réfractaires, leurs mères et leurs sœurs, échappent, à de rares exceptions près, aux poursuites judiciaires, ou alors ce sont seulement les hommes de la maison, leurs époux et leurs frères, qui sont inculpés.

Prêtre aristocrate fuyant le serment civique. Estampe (détail). Gallica / Bibliothèque nationale de France.

La question du profil des individus qui offrent l’asile et des relations qui les unissent au prêtre caché semble importante pour interroger les motivations des protagonistes et la nature de leurs actions.  Les réseaux de la parenté et de la domesticité ne sont pas seuls en cause, d’autres types de relations apparaissent comme les réseaux de clientèle, quand le prêtre est l’ancien propriétaire ou l’ancien locataire par exemple de la personne qui offre l‘asile et bien entendu les réseaux de voisinage. Quand on aide un parent, un maitre, l’ancien propriétaire de sa ferme ou même un voisin, la démarche est sensiblement différente de l’aide apportée à un inconnu, aidé parce qu’il est un prêtre proscrit, sans autre considération personnelle. Du réflexe de solidarité et d’entraide à la démarche politique, le panel des motivations semble bien vaste et interroge la nature et les limites de cette forme d’engagement.

 

Cacher les prêtres réfractaires : solidarité, piété, engagement politique ?

Parce que cette forme de mobilisation se joue à l’intérieur du foyer, parce qu’elle engage des réseaux de solidarité familiaux et communautaires, elle n’est pas toujours considérée comme un véritable acte d’engagement. La portée et le sens de l’engagement des donneurs d’asile sont sujets à interprétations. Les autorités, dans leurs discours, oscillent entre la condamnation des receleurs, qualifiés de fanatiques et de contre-révolutionnaires et la condescendance par rapport à des individus jugés trop ignorants pour penser politique et n’agissant que selon leurs habitudes et leurs traditions. Jacques Penguilly, laboureur dans la région de Brest est ainsi qualifié par un magistrat instruisant l’affaire de « pauvre paysan que [le prêtre] avait sans doute séduit »20. Quelques mois plus tard l’accusateur public du Tribunal révolutionnaire séant à Brest s’exprime pourtant en ces termes :

« Quiconque leur donne refuge, connaissant leur rébellion, peut-il être innocent ? Non, celui-là est nécessairement leur complice, qui recèle chez lui le faux prêtre, qui l’y souffre avec les marques et les livrées du sacerdoce, qui faisant de son asile un temple, y attire le voisinage, sur lequel se répandent bientôt tous les poisons d’une fausse doctrine, avec l’esprit, plus dangereux encore, de la révolte contre la loi. » 21

Pourtant, le receleur de prêtre mis en accusation par ce discours est un laboureur de la commune de Trébrivan, beau-frère du prêtre qu’il a hébergé. L’appréciation de la nature et des motivations de l’action varient, ainsi, selon la fonction publique de celui qui s’exprime et selon le contexte politique. Au cours du printemps 1794, au plus fort de la répression, donner asile à un prêtre réfractaire est assimilé à une véritable trahison politique et s’apparente à un acte de contre-révolution.

Une messe en mer. Huile sur toile de Louis Duveau (1864). Pendant la Révolution, la mer devient le seul endroit, avec la forêt, où les prêtres réfractaires peuvent dire la messe. Musée des beaux-Arts de Rennes / Réunion des Musées nationaux.

Si l’on se place du côté des protagonistes pour tenter de cerner les enjeux de l’engagement en faveur des prêtres réfractaires, l’on est frappé par l’extrême diversité des situations et l’éventail possible des interprétations. Il semble peu prudent de conclure sur les motivations des inculpés, qui ne s’expriment pour la plupart que devant leurs juges, usant de tous les filtres possibles pour élaborer des stratégies de défense. Néanmoins, nous pouvons distinguer différents types de situations, observer le jeu des réseaux et le profil des inculpés, pour cerner l’environnement de leur implication. Dans quelle mesure cacher un frère, un fils, un oncle constitue-t-il un acte d’engagement ou relève-t-il du plus élémentaire réflexe de solidarité familiale ? Les affaires impliquant des réseaux familiaux sont minoritaires, une dizaine sur la soixantaine d’affaires recensées. Dans la plupart des cas, c’est alors un homme qui est inculpé pour le recel, le chef de la maisonnée et cela se passe en milieu rural. Officiellement la loi ne prévoit pas de clémence pour les parents des prêtres réfractaires qui leur ont donné asile même si dans les faits les autorités locales ont probablement fermé les yeux sur ce type de configuration en n’arrêtant que le prêtre. Mais dans les cas où les parents des prêtres réfractaires sont arrêtés et jugés, les verdicts ne sont pas particulièrement cléments, si ce n’est qu’aucun n’est condamné à mort. Ainsi, en floréal an II (mai 1794), Jeanne Briend est jugée pour avoir accueilli son oncle, dont elle était aussi la domestique. Quand les autorités lui demandent pourquoi elle n’a pas refusé de le recevoir ou ne l’a pas dénoncé aux autorités, Jeanne Briend « répond qu’elle croyait ne devoir pas le faire, parce que c’est son oncle »22. Elle est néanmoins condamnée à la déportation. Donner asile à un proche parent implique donc de sérieux risques. Au regard des dangers encourus, l’entraide familiale, si elle ne se colore pas forcément d’enjeux politiques, si elle se situe aux marges de l’engagement, n’est déjà plus un acte anodin.

Quant aux donneurs d’asile qui ne sont pas liés au prêtre par des liens de parenté, il est assez difficile de cerner la portée de leur engagement, qu’il relève d’un acte d’humanité ou d’un acte de résistance à la politique religieuse révolutionnaire. Les inculpés interrogés emploient régulièrement l’argument de l’humanité comme moteur de leur engagement. Cet argument peut faire partie de leur stratégie de défense pour vider leur geste de toute dimension subversive, il renvoie aussi certainement à la réalité pour bon nombre d’individus. « Le voyant si débile et mal portant elle n’osa par humanité lui refuser l’hospitalité » expose ainsi Jeanne Bellebon qui a logé peu avant sa mort l’ancien recteur de la paroisse de Guenroc âgé de 83 ans23. Loger un prêtre connu depuis des années s’inscrit dans des traditions de solidarité et d’entraide, qui ne prennent de dimension politique que par le contexte surpolitisé de la Terreur où toute forme de soutien aux proscrits est assimilée à un acte de rébellion et de trahison. Le fait de cacher l’ancien curé ou vicaire de sa paroisse relève souvent d’une démarche de solidarité plus spontanée que l’asile apporté à un prêtre étranger.Les trois sœurs Boulé, de Pipriac, exposent qu‘ « elles n’eussent pas logé tout autre que leur recteur »24, et que ce dernier leur avait rendu de grands services. Joseph Brohan ne pouvait refuser l’hospitalité au prêtre Servet, son voisin, « ayant reçu des bienfaits de lui le temps passé »25. On peut aussi s’interroger sur la prise de conscience des risques encourus, surtout dans les périodes de transition, où la répression se durcit brutalement sous l’effet de nouvelles lois. Les inculpés invoquent régulièrement avoir ignoré que ce qu’ils faisaient était hors la loi et passible de sévères sanctions. Perrine Huet, parente et domestique du prêtre réfractaire Alexandre Le Texier, déclare ainsi en octobre 1793 « je ne connaissais pas la loi qui porte cette défense [de loger un prêtre réfractaire], si je l’avois seue je ne me fus point exposé à encourir aucune peine et je lui aurais refusé un logement »26. Il est possible d’en douter au regard des démarches qu’elle a entreprises en faveur du prêtre. Pour lui permettre de réintégrer le presbytère qu’il avait dû quitter après son refus du serment, elle est devenue elle-même adjudicataire du presbytère, qui avait été affermé par la municipalité comme bien de la nation. La municipalité a certainement fermé les yeux sur ce montage et pour cette raison Perrine Huet ne se sentait peut être pas sous le coup d’une loi que les autorités locales elles-mêmes contournaient. Est-il possible d’ignorer les lois qui interdisent de loger un prêtre réfractaire ? Les lois sont rendues publiques, affichées et proclamées, les jugements des prêtres réfractaires et de leurs receleurs sont eux-mêmes imprimés et affichés, traduits pour certains en breton et les exécutions se déroulent en place publique. Si l’argument de l’ignorance des lois est encore plausible en 1793, il l’est beaucoup moins en 1794 quand la répression est telle qu’elle ne peut être méconnue. Les hommes et les femmes qui cachent les prêtres réfractaires, surtout quand ils résident en ville ou dans ses environs, savent certainement, sauf exception, quels dangers ils encourent. Qu’ils cachent un voisin, un ami, un étranger, ils prennent des risques, même s’il est a posteriori impossible de mesurer la pleine conscience qu’ils en avaient. 

Le château de la Vrillière, refuge pour prêtres réfractaires pendant la Révolution. Carte postale. Collection particulière.

Un certain nombre de cas ne laissent d‘ailleurs pas de doute sur la dimension délibérée et assumée de l’action entreprise en faveur des prêtres réfractaires. En témoigne la réorganisation des maisons pour dissimuler les prêtres. Ainsi, chez les demoiselles Boullé, à La Chapelle-Saint-Aubert, le prêtre Bodin est trouvé dans une cache très élaborée, dissimulée derrière une cloison dont l’ouverture est « presque imperceptible »27. Les trois femmes disent qu’elles ignoraient les lois, qu’elles n’auraient caché personne d’autre que leur ancien recteur, mais selon d’autres témoignages trois autres prêtres réfractaires auraient trouvé asile dans leur demeure. Aussi, pour un petit nombre d’inculpés, l’asile donné aux prêtres réfractaires dépasse la simple démarche de solidarité et s’inscrit dans une attitude plus globale de résistance à la Révolution. Angélique Glatin, inculpée à Saint-Malo pour le recel du prêtre Ogée et pour avoir contribué au culte clandestin affirme devant ses juges « qu’elle sait que la loi le défendait mais qu’elle l’a fait pour sa religion et qu’elle le ferait encore si cela étoit à faire […] qu’elle sait que nous avons des lois, mais qu’elle a la sienne aussi, qui lui commande la charité »28. A un moment où les enjeux religieux sont totalement politisés, cette affirmation exprime l’opposition aux innovations révolutionnaires et le refus d’accepter le nouveau cadre légal. La résistance humanitaire et religieuse se double parfois d’un discours clairement politique. Ursule Tierrier, inculpée pour le recel de deux prêtres réfractaires, affirme devant ses juges qu’elle adore son roi, en désire un autre et abhorre la République29. L’expression aussi explicite d’une opinion contre-révolutionnaire est rare et renvoie toujours à un profil bien particulier. Ursule Tierrier est ainsi la femme de Pierre Taupin, intendant de l’ancien évêque de Tréguier, parti avec ce dernier en émigration.

Il est notable que sur l’ensemble des inculpés pour recel de prêtres, seules des femmes expriment un discours militant. Cela explique aussi le nombre de condamnations à mort bien plus élevé pour les femmes que pour les hommes. Dix-sept femmes sont condamnées à mort pour avoir donné asile à un prêtre réfractaire, contre un seul homme. Cet écart entre hommes et femmes est à mettre en relation avec l’origine sociale des inculpés. Alors que les hommes inculpés sont très majoritairement des paysans, il y a parmi les femmes de nombreuses individues issues de catégories sociales aisées et ces dernières sont surreprésentées parmi les condamnées à mort. Le profil de la veuve d’origine noble ou bourgeoise investie dans l’asile aux réfractaires mais aussi dans l’organisation du culte clandestin et manifestant une opinion contre-révolutionnaire ne se retrouve que rarement pour les hommes. Les hommes d’un profil similaire ont davantage émigré, ou sont engagés dans la Contre-Révolution armée dans le cadre de la chouannerie. Peut-être aussi peut-on y voir une manifestation de la différenciation religieuse selon le sexe, observée un peu plus tard au XIXe siècle, selon laquelle dans les milieux aisés les femmes investissent plus que les hommes la sphère religieuse.

Enfin, l’asile aux prêtres réfractaires s’inscrit aussi dans toute la vie clandestine de la chouannerie. Il apparait dans un certain nombre de cas que l’asile aux prêtres réfractaires n’est qu’un élément d’un engagement plus vaste au service de la Contre-Révolution. Un certain nombre d’individus, intégrés dans les réseaux de la chouannerie, offrent l’asile à différentes catégories de clandestins, qu’ils soient prêtres, déserteurs, émigrés rentrés ou combattants. L’asile aux prêtres réfractaires n‘est alors qu’un élément d’un répertoire d’actions plus étendu et il n’est pas rare qu’une même maison serve à la fois d’asile et de relais pour la correspondance royaliste. Par exemple, Marie Couté, de Saint-Coulomb, est inculpée en l’an II pour le recel du prêtre Restiff. Acquittée faute de preuves, on pourrait penser qu’elle n’a joué qu’un rôle mineur et apolitique dans cette affaire. Sous la Restauration, en 1825, elle sollicite une pension pour les services rendus à l’Armée Royale et décrit alors l’ampleur de ses activités. Sa maison était un asile pour les prêtres mais aussi pour les chefs royalistes débarqués de Jersey, elle servait de dépôt d’armes et de munitions et elle-même servait régulièrement de guide aux différents clandestins30. De même, Marie Halleux, arrêtée en l’an VII dans la région de Fougères pour le recel du prêtre réfractaire Gervais, jouait aussi le rôle de commissionnaire pour les royalistes31. D’autres cas pourraient être exposés, ils laissent penser que l’aide au prêtre réfractaire, spontanée, inscrite dans des réflexes de solidarités communautaires, a pu constituer un premier pas vers un engagement plus radical. Les réseaux tissés dans le cadre de l’asile aux prêtres réfractaires dès 1793 ont pu être investis ensuite à d’autres fins, surtout dans les régions de chouannerie active, comme celle de Fougères, ou quand la localisation des maisons est particulièrement stratégique, comme à Saint-Coulomb, à quelques encablures des îles anglo-normandes. De l’asile-solidarité à l’asile-résistance, de l’engagement individuel à l’action collective dans le cadre de réseaux structurés, il semble qu’il y ait bien toute une gamme de motivations, de comportements et de modalités d’action possibles. La diversité des configurations ne s’explique pas seulement par les choix individuels des protagonistes mais aussi par l‘environnement social et le contexte politique, qui conduisent ou non l’engagement initial à se déployer ou se transformer. Dans cette perspective, les nombreux travaux engagés par les historiens de la Seconde Guerre Mondiale sur la question de l’entrée en résistance peuvent apporter des outils méthodologiques et des pistes d’interprétations utiles32. L’articulation entre asile aux prêtres réfractaires et chouannerie permet aussi d’envisager autrement l’implication spécifique des femmes dans ce domaine d’action. Dans le cadre de la Contre-Révolution armée, les rôles entre les hommes et les femmes sont bien distincts. Ces dernières hébergent, nourrissent, soignent, transmettent des lettres et des commissions, éventuellement renseignent, mais ne combattent qu’exceptionnellement. Dans le contexte spécifique de la guerre civile, les femmes sont des actrices privilégiées de l’asile aux clandestins et les maisons de femmes seules ont pu constituer des refuges privilégiés, pour des raisons de confidentialité, pour des raisons pratiques aussi liées à la capacité d’accueil et au temps disponible. L’engagement des femmes seules, célibataires ou veuves, au service des prêtres réfractaires, ne saurait s’interpréter que du point de vue religieux, il doit s’envisager aussi comme un élément parmi d’autres de l’implication dans la guerre civile, où se joue une certaine spécialisation des actions entre hommes et femmes. Sur ce terrain aussi, les travaux menés sur la Résistance peuvent apporter des grilles de lecture intéressantes si elles sont maniées avec prudence. La question de la porosité des différents registres de résistances, celle de l’invisibilité des actions féminines, éludées par un discours masculin qui survalorise l’action armée, sont autant d’analyses qui peuvent donner sens à notre propre objet de recherche33. Elles permettent certainement de sortir la question de l’asile aux prêtres réfractaires des grilles de lectures longtemps construites entre mémoires révolutionnaires et contre-révolutionnaires et par là-même d’aborder les rapports de genre en dehors du schéma dominant de la femme pieuse ou fanatique, victime ou martyre. 

Une embuscade. Gravure de Charles Jacque représentant un épisode de la Chouannerie (1844). New York Public Library: The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs. 

Ainsi, ce dossier de l’asile aux prêtres réfractaires, qui demande encore à être approfondi, soulève un certain nombre de problèmes susceptibles d’alimenter la réflexion autour du concept d’engagement. Il pose tout d’abord la question des motivations et signale la difficulté de les cerner, à partir de sources soumises au filtre permanent des archives de la répression. Solidarité, charité ou activisme contre-révolutionnaire, pour de nombreux cas il est difficile de trancher et ces différentes motivations souvent ne s’excluent pas les unes les autres.  Aussi, il faut se garder d’une grille de lecture trop contemporaine qui amènerait à disqualifier le terme d’engagement en dehors du champ politique. Les registres sont poreux, les enjeux religieux sont très politisés, et protéger les prêtres réfractaires est aussi une manière, plus ou moins explicitée et assumée, de résister au changement révolutionnaire. L’asile aux prêtres réfractaires pose une autre question centrale, celle des espaces de l’engagement. Fréquemment associé à une dimension publique, l’engagement est souvent envisagé comme toute forme d’action ou d’expression déployée dans l’espace politique, intellectuel, médiatique, artistique pour défendre une idée ou une cause. Dans le cas de l’asile aux prêtres proscrits, l’engagement se joue dans l’espace privé, celui de la maison, territoire de l’intime plus que du combat politique. Cela contribue à méconnaitre la dimension politique de l’action, quand bien même elle engage la vie des protagonistes et se greffe sur un contexte où tous les enjeux religieux deviennent politiques. Cela explique aussi pourquoi les femmes sont d’abord représentées comme des actrices passives ou des victimes, de la figure de la martyre cultivée par les mémoires royalistes, à celle de la faible dévote manipulée, développée par les mémoires bleues.

C’est aussi la question de l’articulation entre engagement et vie quotidienne qui se pose. L’engagement existe-t-il sans un avant et un après, sans l’existence d’un point de rupture, d’un moment identifiable d’entrée en résistance? Si l’espace de la maison n’engage pas de rupture du quotidien, ce sont aussi les modalités de l’action qui maintiennent les femmes dans leurs rôles habituels, ceux de vêtir, nourrir et soigner. Néanmoins, quand on risque une très lourde peine, quand on aménage des caches dans sa maison, quand on organise un culte clandestin, il semble bien qu’il y ait engagement et un engagement porteur d’enjeux politiques. Pour le prendre en compte en tant que tel il semble important de sortir d’une histoire héroïque, attentive d’abord, dans le prisme d’une histoire virile, aux faits d’armes et à la rupture spectaculaire du quotidien. L’asile aux prêtres réfractaires doit s’analyser au regard du contexte global de la rupture révolutionnaire, du contexte régional de la guerre civile et des situations locales, où s’imbriquent les enjeux religieux, sociaux, communautaires et familiaux. 

Enfin, ce dossier de l’asile aux prêtres réfractaires alimente la réflexion sur les relations entre engagement religieux et rapports de genre. Loin des représentations dominantes, il s’avère que de nombreux hommes ont été impliqués dans l’asile aux prêtres réfractaires.  Néanmoins, il y a bien du côté des femmes un profil spécifique, qui se dégage tout particulièrement à l’échelle du département d’Ille-et-Vilaine, celui de la femme seule, aisée, souvent urbaine qui investit son action d’une dimension politique. Aussi, pour un certain nombre de femmes, l’asile aux prêtres réfractaires constitue un élément parmi d’autres de l’engagement dans la guerre civile, du côté des chouans et des royalistes. Ce constat invite à repenser le schéma de femmes d’abord passives et victimes mais pose aussi la question des relations entre engagement et émancipation. Quand les femmes s’engagent pour cacher des prêtres au péril de leur vie, sont-elles dans la subversion ou le conformisme, dans un contexte où la nouvelle norme révolutionnaire est si jeune face à des siècles de monarchie chrétienne ?  Si s’engager peut s’interpréter comme une affirmation individuelle, une émancipation des normes, qu’en est-il quand l’engagement participe à la défense d’une société traditionnelle, hiérarchisée et patriarcale ? Cela invite à repenser les rapports entre engagement et émancipation en historicisant cette dernière notion. L’engagement est souvent pensé comme émancipateur à l’époque contemporaine, mais qu’en est-il de l’émancipation pour une femme de la fin du XVIIIe siècle ? A l’inverse des hommes, ces femmes sont exclues des droits politiques dans le nouvel ordre révolutionnaire, et elles sont menacées dans leurs attributions, celle de gardienne des rites et des traditions, attributions valorisantes, sources d’autorité morale et d’une certaine forme de pouvoir. Pour comprendre leur engagement, il semble nécessaire de se défaire d’un certain regard, républicain mais surtout élitiste et masculin. 

Solenn MABO

DoctoranteCERHIO-CNRS UMR 6258

 

 

 

1 Arch. dép. Morbihan : L 254.

2 GOURLET, Pierre-Michel, Révolution, Vendée, chouannerie, Mémoires inédits, 1789-1824, Cholet, Les Ed. Du Choletais, 1989.

3 LAGREEE, Michel, Tombes de mémoires, Rennes, Ed. Apogée, 1993.

4 MICHELET, Jules, Histoire de la Révolution française, Tome 4, Paris,  Ed. Chamerot, 1849, p. 283.

5 DUPUY, Roger, « Les femmes et la Contre-Révolution dans l’Ouest », Bulletin d’Histoire économique de la Révolution publié par la Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution française, 1979.

6 TACKETT, Timothy, La Révolution, l’Eglise, la France : le serment de 1791, Paris, Éd. du Cerf, 1986.

7 Décret du 29 vendémiaire an II (20 octobre 1793), Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée Nationale, Paris, Imprimeur Baudouin, Vol. 42, p. 267.

8 L’an II, de septembre 1793 à septembre 1794, est une période marquée par la déchristianisation et la répression des ennemis de la Révolution, dans un contexte de guerre aux frontières et d’insurrections intérieures.

9 Arch. dép. Finistère : 18 L 25, lettre du commissaire Bernard au Comité de surveillance de Quimperlé le 22 avril 1793.

10 DUMONT, Jean-Noël et TRUCHE, Pierre (dir.), Histoire et justice : Peut-on juger l'histoire ? Actes du colloque interdisciplinaire de Lyon, 16-17 novembre 2001, Lyon, Ed. Le Collège Supérieur, 2002.

11 DUPUY, Roger, « Les femmes et la Contre-Révolution dans l’Ouest », op. cit.

12 Ibid.

13 Arch. dép. Ille-et-Vilaine : L 486.

14 Arch. dép. Morbihan : Lz 501 – A19bis.

15 Arch. dép. Finistère : 18 L 24.

16 ALLEN, Robert, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire, 1792-1811, p. 82.

17 DUPUY, Roger, « Les femmes et la Contre-Révolution dans l’Ouest », op. cit.  Roger Dupuy comprend dans les affaires politiques l’ensemble des cas d’insurrection, d’embauchage, de chouannerie, de recel de prêtres, de propos jugés contre-révolutionnaires.

18 DELUMEAU, Jean (dir.), La religion de ma mère : les femmes et la transmission de la foi, Paris, Ed. du Cerf, 1992. ; Langlois, Claude, « Toujours plus pratiquantes, la permanence du dimorphisme sexuel dans le catholicisme français contemporain », CLIO, Histoire, femmes et sociétés, n°2, 1995.

19 BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Scarlett, « La femme seule à l’époque moderne : une histoire qui reste à écrire », Annales de démographie historique, 2001, vol. 2000, no 2, p. 127-141.

20 Arch. Nat. : W544, Lettre du Comité de surveillance de Landerneau aux représentants du peuple, 21 nivôse an II (10 janvier 1794).

21 Arch. Nat. : W544, Acte d’accusation dressé par Donzé-Vertueil, accusateur public du Tribunal révolutionnaire de Brest, contre le prêtre réfractaire Rolland et le cultivateur Cazeillat, 3 floréal an II (22 avril 1794).

22 Arch. Dép. Morbihan: Lz500-A5

23 Arch. Dép. Côtes d‘Armor : DCA, 102 L 100. 

24 Arch. Dép. Ille-et-Vilaine : L 2946, n°274.

25 Arch. Dép. Morbihan :Lz 44 n°140.

26 Arch. Dép. Côtes d‘Armor : 102 L 100, interrogatoire de Perrine Huet, le 20 octobre 1793.

27 Arch. Dép. Ille-et-Vilaine :  L 2946, n°274.

28 Arch. Dép. Ille-et-Vilaine :  TC, L 2920, n°261.

29 ADCA, TC, 102 L 142.

30 ADIV, 4R8, demande de pension de Marie Couté femme de François Jamet. Plusieurs autres femmes Couté et Jamet sollicitent des pensions. Aussi demande de Marie Baslé.

31 ADIV, L 486, PV de perquisition et d’arrestation du 13 floréal an VII ; ADIV, 4R3.

32 DOUZOU, Laurent, « L’entrée en résistance », in PROST, Antoine (dir.), La résistance, une histoire sociale, Paris, les Ed. De l’atelier, 1997, p. 9-20 ; VEILLON, Dominique et LEVISSE-TOUZE, Christine, « Des femmes engagées dans la Résistance », in CAPDEVILA, Luc et HARISMENDY, Patrick (dir.), L’engagement et l’émancipation. Ouvrage offert à Jacqueline Sainclivier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 107-118.

33 BEDARIDA, François, Histoire, critique et responsabilité, Bruxelles, Ed. Complexe, 2003, p. 170 ; BEDARIDA, François, « Résistants », in BEDARIDA, François et AZEMA,Jean-Pierre (dir.), 1938-1948.  Les années de tourmente. De Munich à Prague. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1995, p. 703.