De la nécessité de décrypter les idées reçues : images des comportements sous l'Occupation

 

 

Il existe bien souvent un important décalage entre la vérité historique et les croyances collectives, entre l’histoire et la mémoire. Certaines idées reçues vivent en réalité de malentendus dont il est indispensable de s’affranchir pour mener un travail de recherche. Mais introduire des exigences méthodologiques s’avère être d’autant plus complexe lorsque l’historien s’intéresse à des périodes troubles dont l’évocation est encore sujette à de vives polémiques. Dans un ouvrage collectif paru en 2015 sous la direction de P. Laborie et F. Marcot, 24 auteurs s’interrogeaient sur les problèmes de méthodes et d’interprétations posés par l’analyse des comportements collectifs en France et en Europe occupée1.

Militaire allemand sur le Mur de l'Atlantique. Collection particulière.

Dans la continuité de ce premier volume, J.-M. Guillon, P. Laborie et J. Sainclivier dirigent un nouvel ouvrage collectif prolongeant ces réflexions en s’interrogeant cette fois-ci sur les représentations de ces comportements depuis la fin de la guerre. C’est donc un véritable travail de décryptage mémoriel que nous proposent ici les auteurs. Sans aucun doute, il s’agit là d’un guide utile, pour ne pas dire indispensable, et qui doit être conseillé aussi bien aux chercheurs qu’aux simples curieux s’intéressant à cette période pour s’émanciper de certaines « représentations mémorielles et politiques convenues, de la passion qui les animent et des polémiques qui les accompagnent »2.

Constructions et reconstructions mémorielles

La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux constructions mémorielles des comportements collectifs et à leurs représentations actuelles. Bien trop souvent, la connaissance par le grand public de l’histoire de l’Occupation – si ce n’est de l’histoire tout simplement – se résume à une succession d’à peu près, d’approximations mais aussi, paradoxalement, de certitudes, ou tout du moins de croyances. Ce sont justement ces dernières qui posent le plus de difficultés à l’historien lorsque ce dernier émet des conclusions qui vont à l’encontre des grands récits unanimement intériorisés. L’exemple des mémoires gaullistes et communistes laisse apparaître très clairement cette difficulté. En véhiculant simplifications et autres idées reçues, celles-ci contribuent à surinterpréter le rôle de Charles de Gaulle et/ou du Parti communiste dans la construction du mythe résistancialiste à la fin de la guerre. Pierre Laborie puis Jean-Marie Guillon démontrent, à ce propos, que la réalité historique est bien plus complexe que cette « simplification outrancière d’une mémoire réduite à deux éléments complices et homogènes » (Jean-Marie Guillon, p. 41). Toutes aussi complexes sont les représentations des déportés (Thomas Fontaine), et des femmes dans la Résistance. Sur ce point, Catherine Lacour parle même de « mémoire chaotique ».

Ces représentations collectives ne sont pas seulement nationales. Elles peuvent être locales et donc très spécifiques. Le cas de la Normandie montre parfaitement à quel point une mémoire particulière, en l’occurrence celle du Débarquement, peut « écraser » les autres pans de « la mémoire normande de la Seconde guerre mondiale » (Jean Quellien, p. 122). Les chiffres avancés par l'auteur donnent le vertige : sur 1 237 ouvrages consacré à la période et publiés entre 1944 et 2006, 960 sont consacrés au Débarquement (et à la Bataille de Normandie) et 85 à la Résistance (la plupart du temps pour montrer son importance en prévision de l'action menée en juin 1944). En polarisant les recherches, le D-Day écrase non seulement l'histoire de l'Occupation en Normandie, mais également celle du Débarquement en Provence,  puisque jugé secondaire (Jean-Marie Guillon, p. 117).

Le cas de la Bretagne

Le prisme régional nous semble d’autant plus intéressant qu’il permet à la fois d’étudier une mémoire des comportements spécifique aux autres zones occupées et d’observer a contrario des représentations communes. L’exemple de la Bretagne est, de ce point de vue, particulièrement éclairant. D’un côté, il y a la mémoire « liée au mouvement breton » (Jacqueline Sainclivier, p. 119). Cette dernière est condamnée unanimement et « sans nuance » jusqu'à la fin du XXe siècle et demeure, aujourd’hui encore, difficilement assumée (p. 245).

Carte postale. Collection particulière.

D’un autre côté, et comme partout ailleurs en France, les mémoires gaulliste et communiste occupent une place importante dans l’imagerie de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement de la Résistance. Bien que moins polémiques, elles demeurent encore très sensibles. En témoigne la publication, en 2013, de l'ouvrage d'Yves Mervin, dont le titre est annonciateur : Un joli mois de mai 1944. La face cachée de la Résistance en Bretagne. Son auteur, non universitaire – il se présente comme « ingénieur dans le domaine de la défense » – entend détruire les mythes qui glorifient la Résistance bretonne. Il affirme en effet que
« la Résistance a été plus dangereuse pour les Bretons que pour les Allemands. Les deux principaux mouvements de résistance, gaulliste et communiste, étaient surtout motivés par la prise du pouvoir, en concurrence pour parvenir au même but. Ce livre remet tout simplement en cause toutes les certitudes sur le sujet »3.

L'ouvrage provoque rapidement l’indignation de nombreux résistants FTP des Côtes-d'Armor et de leurs familles. Interpellé lors d'une séance de dédicace à Callac, il est accusé publiquement de considérer que « la Résistance a été plus nuisible qu'utile »4. Face à la multiplication des attaques qu'il juge « diffamatoires », Yves Mervin obtient, en mai 2014, un droit de réponse dans Ouest-France5. Notre intention ici n'est pas d'entrer dans ce débat, cette recension n'est pas le lieu, mais bien de montrer à quel point l'histoire de l'Occupation est encore animée de « passions » et de « polémiques » (introduction, p. 11) parfois virulentes, 70 ans après la fin du conflit.

Transmettre le savoir ou transmettre les croyances ?

La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse plus particulièrement à la transmission du savoir. Certes, lorsque les témoins, ou leurs enfants, jouent ce rôle de passeur, ils deviennent presque inévitablement des « relais mémoriels » (Marc Bergère, p. 212). A l’inverse, nous serions en droit d’attendre que les enseignants et les historiens soient porteurs d’histoire et non de croyances, ce qui n’est pas toujours le cas. En s’intéressant à la mémoire communiste, Jean-Marie Guillon remarque que de nombreux manuels scolaires contribuent à véhiculer le cliché du « parti des 75 000 fusillés »6. Pourtant, en retournant aux sources, l’auteur rappelle qu’il s’agit d’une, maladroite extraction d'un discours de Maurice Thorez prononcé le 22 octobre 1944 (Jean-Marie Guillon, p. 46):

« Nous célébrons avec ferveur la mémoire des 27 de Châteaubriant, et des 23 de Nantes, et des 75 000 de la région parisienne, et des 100 000 tombés dans les autres départements [...] »

Trop souvent, ces mêmes manuels scolaires émettent d'inquiétants jugements de valeur (Cécile Vast, p. 184), si ce n'est de gênantes approximations telle cette confusion entre « récistancialisme » et « résistantialisme » observé par Pierre Laborie (p. 21) . Il n'est bien entendu pas question de dénigrer le travail des concepteurs des ouvrages scolaires, ni des enseignants, mais bien de comprendre qu'entre finalités civiques et pressions des groupes mémoriels, il se dégage « une narration hybride des programmes, au croisement des histoires et des mémoires » (Patricia Legris, p. 171).

Plus inquiétant, ce sont parfois les chercheurs qui deviennent eux-mêmes des « fabricants de mémoire » (Pierre Laborie, p. 51 et 157), ce qui pose inévitablement la question de savoir (Pierre Laborie, p. 33)

« quelle justification donner à un travail d'historien sur leur mémoire et ses usages si, au lieu de les clarifier, il ne sert qu'à brouiller un peu plus le complexité des enjeux ? Comment l'entendre ? »

Cette remarque, pose en arrière-plan une nécessité méthodologique : il faut démonter pour affirmer et ne pas se contenter d'affirmer pour prouver. Il en va de la respectabilité de l'historien, surtout quand il s'agit d'une période où demeurent de vives polémiques.

Groupe de Résistants. Sans lieu ni date. Collection particulière.

En définitive, les contributions des 18 auteurs permettent de mesurer à quel point nous sommes tous prisonniers de représentations mémorielles. En aucun cas, les articles ne prétendent « tout couvrir ; pas plus d'avoir la réponse à tout » (conclusion, p. 247). En ébranlant quelques mythes, l'ouvrage propose de poser les bases d'une réflexion historiographique indispensable à quiconque s'intéresse à l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Ce deuxième volume n’est donc pas une finalité, au contraire. Les auteurs proposent ici de nouvelles pistes de réflexions avec une ambition que nous ne pouvons que partager :

« Ce que nous souhaitons, c'est qu'elles soient prolongées »

Yves-Marie EVANNO

 

SAINCLIVIER, Jacqueline, GUILLON, Jean-Marie et LABORIE, Pierre (dir.), Images des comportements sous l'Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues, Rennes, PUR, 2016.

 

 

 

1 LABORIE, Pierre, et MARCOT, François (dir.), Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prismes (1940-1945), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

2 SAINCLIVIER, Jacqueline, GUILLON, Jean-Marie et LABORIE, Pierre (dir.), Images des comportements sous l'Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues, Rennes, PUR, 2016, p. 11. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 « Dédicace d'Yves Mervin pour « Joli mois de mai 1944 », Ouest-France (Pontivy), 30 septembre 2013, édition en ligne.

4 « Le livre d'Yves Mervin provoque l'indignation des résistants », Ouest-France (Guingamp), 23 octobre 2013, en ligne.

5 « Droit de réponse d'Yves Mervin », Ouest-France (Saint-Connan), 6 mai 2014, en ligne.

6 Sur la question, se référer au remarquable BESSE, Jean-Pierre et POUTY, Thomas, Les Fusillés. Répression et exécutions pendant l’Occupation (1940-1944), Paris, Editions de l’Atelier, 2006.

7 « Le résistantialisme fait référence aux attaques contre la Résistance, menées dès la Libération par des nostalgiques de Vichy et de la collaboration, venus des droites extrêmes, principalement à propos de l'épuration » (Pierre Laborie, p. 19).