Des comportements collectifs en questions

La question des comportements collectifs est difficile à cerner. Elle l’est d’autant plus lorsque l’on s’intéresse à la Seconde Guerre mondiale tant cette période est soumise à de « grands récits mémoriels » qui suscitent, encore de nos jours, d’intenses controverses1. Ces dernières sont d’autant plus vives qu’elles touchent à une histoire passionnée, sacrée et bien souvent « légendaire » (Cécile Vast, p. 220)2. L’ouvrage Les comportements collectifs en France et dans L’Europe allemande propose de « débroussailler » (p. 293) ce vide historiographique afin de nuancer les visions binaires et manichéennes qui caractérisent les débats sur l’Occupation. Jacques Sémelin résume d’ailleurs avec modestie l’ambition de cette recherche : « Nous essayons de mettre des mots sur des actes qui ne sont pas simples à analyser » (p. 48).

Dans les environs de Saint-Brieuc, un groupe de femmes. 1942. Collection particulière.

Le volume se veut donc être une base de réflexion historiographique et méthodologique. Et le moins que l’on puisse dire c’est que le pari est réussi. Véritable boite à outils, ce livre paraît nécessaire – voire indispensable – à tout chercheur qui s’intéresse à la question des comportements collectifs de manière générale, quelle que soit la période. L’Occupation n’est finalement ici qu’un formidable champ de réflexions tant il y a une multiplicité de comportements sur une courte période.

Menée par 24 intervenants, la réflexion s’organise en cinq temps. Les cas d’études précèdent des tables rondes également retranscrites. Le débat est alors judicieusement alimenté par des historiens reconnus dans une ambiance des plus appréciables tant les contributeurs émettent objections et critiques seines, toujours dans le but communément partagé de mieux appréhender « l’objet comportement ».

Comment peut-on au final tenter de résumer ce qu’est un comportement collectif ? La première définition qui se dégage est quelque peu décourageante. Si l’on tient compte de la diversité des acteurs, on réduit le comportement collectif à l’addition de multiples comportements individuels. La synthèse paraît dès lors impossible et seule la biographie se trouverait légitime. Erreur. Cette multiplicité doit justement permettre de dégager des tendances sans avoir l’ambition d’une pseudo-vérité historique illusoire, comme le rappelle Pierre Laborie (p. 38):

« Quoi qu’il en soit, aucune approche ne peut prétendre aboutir à une grille de lecture qui vaudrait pour tout, partout et à tout moment. Indispensables comme outils, les essais de modélisation se heurteront toujours à la réalité d’une multitude de situations singulières »

A Nantes, devant la basilique Saint-Nicolas bombardée en septembre 1943. Collection particlulière.

Les comportements humains sont, par nature, complexes. Ceci est notamment perceptible lorsque l’on se penche sur les motivations des hommes et des femmes qui protègent les populations juives et peut se résumer au seul exemple du père de Raoul Girardet. Membre de l’Action française, il déclare à sa concierge dès l’été 1940 : « Madame, c’est terrible : la France est occupée et en plus, il va falloir aider les youpins pour emmerder les Boches » (Jacques Sémelin, p. 168). L’exceptionnalité de la période provoque des comportements presque irrationnels qui conduisent à ré-estimer l’ennemi par le prisme d’un nouvel ennemi considéré ici comme pire.

Prendre en compte cette complexité des comportements individuels permet de facto de mieux appréhender les réactions collectives afin de démystifier certaines idées reçues. En ce sens, les conclusions de Claire Andrieu prennent à contre-pied les préjugés sur le sort réservé aux aviateurs qui, contraints de sauter en parachute, atterrissent en terre ennemie (p. 116):

« Alors même que les Alliés s’étaient mis à bombarder lourdement leur territoire, les Français ont continué de les soutenir. Cet exemple montre les limites de la problématique de la brutalisation, qui suppose que la brutalité répond à la brutalité de manière assez mécanique. Cette approche sous-estime le ressort politique et moral des comportements. »

Si les individus agissent selon leur libre arbitre, il ne faut pas pour autant nier l’importance du phénomène de groupe. Nul n’est totalement libre de ses décisions. L’individu subit l’influence de groupes plus ou moins grands (famille, amis, collègues, voisins, adhérents d’un parti politique…) dont l’emprise doit être nuancée selon le temps et l’espace. Ainsi, la présence plus ou moins visible de l’occupant est déterminante pour comprendre les comportements des occupés d’une même ville, du même village ou du même quartier. Prenant l’exemple du Morbihan, Jacqueline Sainclivier met en évidence que : « Là où la densité de l’Occupation est forte (la côte, les villes), le contact avec l’occupant est immédiat, prégnant et la question de l’accommodement se pose tout de suite » (p. 127). Cette question d’échelle doit néanmoins encore être affinée. Si on s’en tient à cette « côte », la présence de l’occupant est plus visible à Quiberon qu’elle ne l’est à Sarzeau par exemple. Mais si on en revient à l’échelle individuelle, un propriétaire réquisitionné à Sarzeau subit peut-être plus la contrainte allemande qu’un habitant isolé de Quiberon. Et puis, pourquoi la présence allemande serait nécessairement une contrainte ? Ce n’est certainement pas l’avis de ceux qui tirent profit d’une telle situation3.

L’implantation des hôtels réquisitionnés est un indicateur intéressant pour observer la densité d’Occupation dans le Morbihan.

On comprend bien que l’histoire des comportements doit obligatoirement se détacher des stéréotypes trop rapidement admis comme le rappelle Jean-Marie Guillon : « Le problème c’est d’être piégé par les concepts et les schémas de pensées généraux. Le piège peut être évité en se fondant sur les études de cas » (p. 105). Cette idée est très largement partagée par les contributeurs dont Antoine Prost qui insiste, de ce fait, sur la nécessité de « faire de la microstoria » (p. 108). Cette remarque nous interpelle d’autant plus que nous croyons profondément en cette démarche. C’est d’ailleurs d’une certaine manière ce que nous essayons de proposer avec En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne : publier de jeunes auteurs qui travaillent sur des questions locales dans une perspective large. Au-delà de la seule question régionale, l’intention est de proposer des grilles de lectures éclairantes pour les chercheurs (bretons ou non bretons). C’est à ce prix que nous pouvons mieux appréhender les comportements collectifs.

En définitive, nous conclurons la recension de ce précieux ouvrage avec le propos d’Anne-Marie Granet qui nous semble résumer, à elle seule, le travail de recherche (p. 174):

« quand on veut travailler sur ces comportements complexes, il faut rester modeste dans ses conclusions. Comme nous écrivons une histoire a posteriori, avec les archives dont on peut disposer, nous ne pouvons saisir qu’une partie de la réalité de ces sociétés; ce n’est qu’un infime fragment de ces comportements individuels ou collectifs qui peut être mis à jour, dont une part reste inconnue. Il n’empêche, c’est à ce prix que l’on peut participer à la compréhension de la complexité des sociétés et ne pas en rester aux seuls éléments apparents, souvent réducteurs. » 

Yves-Marie EVANNO

 

LABORIE, Pierre, et MARCOT, François (dir.), Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prismes (1940-1945), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

 

 

1 LABORIE, Pierre, et MARCOT, François (dir.), Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prismes (1940-1945), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p.296. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Ces débats sont parfaitement résumés par Pierre Laborie (p.25-32).

3 Sur ce point, on se permettra de renvoyer à EVANNO, Yves-Marie, « La Guerre, aubaine au développement hôtelier dans le Morbihan ? », Pension complète. Tourisme et hôtellerie (XVIIIe-XXe siècle), Actes du colloque international de Saint-Brieuc (11-12 juin 2014), à paraître et à EVANNO, Yves-Marie, « Les enjeux économiques des réquisitions hôtelières sous l’Occupation : l’exemple du Morbihan », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.