Edwy Plenel, un Breton d’outre-mer

 

La figure d’Edwy Plenel, ancien directeur du quotidien Le Monde (1996-2004) et président-fondateur de Mediapart depuis 2008, s’identifie à une certaine conception critique du journalisme politique, d’investigation. Sur le devant de la scène nationale depuis les affaires des écoutes de l’Elysée dans les années 1980, il a multiplié les réflexions sur la démocratie, les médias, l’engagement et les citoyens sur différents supports (presse écrite, radio, télévision, internet, livres et essais). Comme sa femme, Nicole Lapierre, récompensée du Médicis en 2015 pour Sauve qui peut la vie, Edwy Plenel s’est un temps engagé au sein de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) dans les années 1970, militantisme trotskyste qu’il a analysé en 2001 dans Secrets de jeunesse1.

Edwy Plenel. Wikicommons.

Le grand public connaît moins, en revanche, son rapport étroit à la Bretagne, au-delà de sa naissance en 1952, à Nantes. En effet, son père, Alain Plénel (1922-2013), (Edwy Plenel abandonne l’accent à son entrée dans la carrière de journalisme, considérant qu’il s’agit d’une graphie française d’un patronyme breton et donc d’une domination culturelle très politique), est « né un peu par hasard à Lannion avant de grandir à Rennes où il fit toutes ses études » et « s’était passionné pour la culture bretonne » (p. 118). Agrégé de géographie, vice-recteur de la Martinique (1955-1959), il avait été rétrogradé de l’Education nationale en 1965 en raison de ses engagements anticolonialistes2. Dans Les mots volés en 1997, Edwy Plenel, à la recherche du sens politique de ses identités plurielles de Breton d’outre-mer, avait mis à jour l’histoire familiale de ce refus du colonialisme3. Si Alain Plénel n’a pas (encore) sa notice biographique dans le Maitron, le splendide ouvrage de son fils, ne serait-ce que par son style enlevé et passionné, offre une plongée délicieuse dans les méandres de cette gigantesque et vertigineuse entreprise collective de recherche historique4.

Une vision de l’histoire

Ce volume se décompose en deux parties : la première constitue une réflexion profonde, puissante, enlevée, sur l’histoire, tandis que la seconde, ode à la lecture plaisir des amateurs d’histoire, compile des histoires militantes, au gré des invitations au voyage militant concocté par l’auteur.

De la page 7 à la page 72, Edwy Plenel explicite le sens de son projet.

« Infidèle aux canons du matérialisme historique, je dois confesser avoir toujours eu le goût de cette pédagogie par l’exemple où les défis prométhéens sont tissés de ce matériau ordinaire : des vies humaines, aléatoires et imprévues, misérables et grandioses, anecdotiques et légendaires. Ce penchant est moins apolitique qu’il n’y paraît : face à la longue litanie des vainqueurs qui réquisitionnent l’Histoire – grande histoire où de grandes circonstances fabriquent de grands hommes – seule l’invention permanente d’une histoire à petite échelle humaine est à même de sauver le souvenir des innombrables et modestes vaincus. L’histoire est aussi inégale, et les historiens qui ont choisi de travailler sur les territoires d’en bas le savent d’expérience, cherchant minutieusement des traces infimes sous les empreintes solides laissées par les mondes d’en haut.
Nul hasard sans doute si le monument, immense et infini, qui nous permet de revisiter le mouvement ouvrier, ce continent émergé au XIXe siècle et aujourd’hui en partie englouti, est un Dictionnaire biographique, une collection d’histoire de vies. »

Le livre s’ouvre ainsi sur des citations des pages 110-111 de Secrets de jeunesse, paru en 2001. Et se poursuit en refusant l’histoire écrite par les vainqueurs, sur et par les élites. C’est, pour Edwy Plenel, tout l’apport du Maitron, une longue histoire qui aboutit à la victoire des vaincus, en retraçant les histoires de ces vies engagées dans le mouvement ouvrier et le mouvement social. Ainsi, pour l’auteur, cette histoire actuelle, utile et plurielle, ressource essentielle pour saisir les engagements militants au sens large, constitue un outil pour « l’indépendance de l’esprit » (p. 36), une « école de liberté » (p. 40) mais aussi un sillon historiographique, celui d’une histoire vue d’en bas sur les espaces dominés et révoltés.

Carte postale. Collection particulière.

A l’heure des réflexions lumineuses d’un Patrick Boucheron autour de « ce que peut l’histoire»   ou de « l’histoire mondiale de la France »6, Edwy Plenel se penche sur ces continents inconnus du passé du mouvement ouvrier et du mouvement social, avec bonheur et finesse. Assumant l’idée d’une histoire qui ouvre l’esprit et arme les consciences.

Qu’est-ce que le Maitron ?

Le Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier et du Mouvement Social (DBMOMS) est plus connu sous le nom de Maitron, en référence à l'un des fondateurs de l'histoire du mouvement ouvrier en France. Ce dictionnaire à double support, papier et numérique rassemble des notices biographiques des militants des syndicats et des partis investis dans le mouvement social.

Cette expérience unique en histoire sociale a été impulsée en 1964 par Jean Maitron (1910-1987), dont le parcours est revisité par Edwy Plenel. Mais qui était Jean Maitron ?

Engagés dans le mouvement social, ses parents étaient des instituteurs communistes, laïques et coopérateurs de la Nièvre. Boursier, ce petit-fils d’un cordonnier communard fait son hypokhâgne au lycée Louis Le Grand, avant d’embrasser la carrière d’instituteur en 1936, comme sa femme. Militant dans les réseaux étudiants communistes, il rompt avec le PCF en 1932 pour rejoindre les milieux trotskistes. Revenu dans le giron communiste au moment de l’unité antifasciste en 1935, Jean Maitron, actif au sein du Secours Rouge International, était secrétaire de la cellule du Haut-Bécon en région parisienne. Avec la montée du communisme et du nazisme dans les années 1930, sa représentation du monde se transforme au gré des relations nouées avec des mondes militants pluriels lors de ses séjours en Allemagne, en URSS et en Espagne.

Responsable du Syndicat national des instituteurs à Asnières en 1944, il entame des recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier à la Libération. Il s’identifie à la nouvelle école historique française (histoire quantitative), incarnée par Ernest Labrousse, qui appréhende et décompose les structures sociales dans une perspective marxiste. En 1949, il contribue à fonder l’Institut Français d’Histoire du Syndicalisme, centre de recherches et de ressources (fonds d’archives). Il soutient l’année suivante sa thèse sur le mouvement anarchiste en France.

Extérieur au milieu universitaire établi de par son cursus, il impulse en 1951 une revue sur l’histoire du mouvement ouvrier, Actualité de l’Histoire, devenue en 1960 la revue internationale Le Mouvement Social, qu’il dirige avant Madeleine Rebérioux puis Patrick Fridenson. Professeur dans le secondaire en 1955, il est détaché au CNRS en 1958 avec pour mission d’élaborer un dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. En 1963, il est nommé maître-assistant à la Sorbonne jusqu’à sa retraite en 1976.

Carte postale. Collection particulière.

Prenant ses distances avec le bloc communiste dans les années 50, il rejoint le noyau intellectualisant de l’Union de la Gauche Socialiste et adhère au PSU en 1960, se présentant aux législatives en 1962 à Courbevoie,  comme suppléant de Raymond Villiers, ouvrier chez Hispano. En 1968, il quitte le PSU, se consacrant exclusivement à ses recherches qui aboutissent à la publication du Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français aux Editions Ouvrières, maison d’édition liée au tissu militant chrétien. Le travail colossal, plus de 160 000 notices, mobilisant collectivement des contributions très variées, couvre 4 périodes chronologiques, soit autant de générations militantes : 1789-1864 (3 volumes), 1864-1871 (6 volumes), 1871-1914 (6 volumes). La 4e série, 1914-1940 (28 volumes), est éditée en collaboration avec son ancien étudiant Claude Pennetier, qui poursuit l’aventure sur la 5e période (1940-1968), ouvrant le dictionnaire aux nouvelles catégories et aux nouvelles pratiques militantes du mouvement social.

Entre recherche et mémoire : les mondes ouvriers du Maitron7

Le genre conventionnel de la biographie a été partiellement reléguée au second plan avec l’émergence de l’histoire sociale, à l’instar de l’ouvrage pionnier de l’historien rennais Pierre Goubert, intitulé Louis XIV et 20 millions de Français. Refusant de réduire l’histoire au seul récit évènementiel, l’objet biographique est alors repensé dans « l’atelier de l’historien », la « fabrique de l’histoire », cheminant en permanence « au bord de la falaise ». Le maintien des biographies, fil conducteur prétexte à explorer des univers sociaux complexes, s’explique aussi par la réalité du marché éditorial porteur des collections historiques biographiques.

A contrario, la démarche du Maitron met au-devant de la scène des inconnus, des obscurs de l’histoire, en accumulant les notices biographiques, afin de dépasser l’étroit horizon personnel et de confronter de façon dialectique individu(s)/société. Le Maitron se revendique aussi une entreprise collective de construction d’un lieu de mémoire à destination des militants des organisations ouvrières, sans être un « Wikipédia du mouvement ouvrier », les notices étant produites par les seuls historiens experts. Cette volonté induit d’éviter des écueils, en conservant des méthodes rigoureuses. L’écriture d’une autre vie que la sienne nécessite de s’interroger : d’où parle-t-on ? Au-delà de la contextualisation, confrontation des fragments de parcours aux faits avérés, la biographie intime permet de présenter et de croiser les sources de l’étude, quand il y a recours aux énergies militantes, ce qui est fréquent dans le Maitron. Les entretiens supposent de décomposer le discours du sujet sur ses engagements. Les autobiographies ou biographies (re)construites sont des sources de première main mais « l’illusion biographique » montre le risque d’un retour artificiel sur le chemin d’une vie, laissant insidieusement croire à l’orientation linéaire de l’existence, à la reconstitution d’une cohérence d’ensemble d’un bloc individuel monolithique traversant le temps.

Par rapport aux travaux anglo-saxons sur le mouvement ouvrier, l’originalité du projet consiste justement à associer le cadre institutionnel universitaire et les organisations syndicales/politiques du mouvement ouvrier. Erigé au fil du temps en modèle de l’histoire sociale, le Maitron possède un volet international avec des dictionnaires sur l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Chine, le Japon, l'Algérie, les militants français vivant aux Etats-Unis…
Il existe 3 types de lecteurs du Maitron : les chercheurs qui compulsent cet instrument de travail, les individus intéressés par le thème de l'histoire ouvrière, les institutions du mouvement ouvrier (réappropriation d'une histoire dominée).

Lieu de recherches et acteur de la conservation du patrimoine ouvrier, le Maitron se situe donc entre histoire et mémoire.

Le processus de désindustrialisation de l’Europe de l’Ouest, entamé dans les années 1970 et accéléré durant les années 2000, participe de la désagrégation du bloc ouvrier. L’identité des territoires politiques voit l’effacement des contre-sociétés ouvrières, construites autour des clivages laïques du début du XXe siècle puis de l’adhésion au socialisme municipal, au communisme local à partir de 1936/1945.

Carte postale. Collection particulière.

Paradoxalement, la disparition des concentrations ouvrières replace au centre des préoccupations l’histoire sociale, offrant une vision divergente et/ou différente des démarches patrimoniales. Emanant d’associations publiques en quête d’une redécouverte et d’une mise en valeur des vies ouvrières passées, disparues, la patrimonalisation des paysages industriels pose question. Utile, la démarche doit être élargie.

La conflictualité sociale est ainsi absorbée par une volonté de préserver les traces matérielles des identités professionnelles ouvrières. L’institutionnalisation de la mémoire de l’histoire ouvrière est une tendance qui fait revivre ces mondes engloutis, mais dans un passé atemporel sous la forme d’un consensus communautaire - et culturellement extérieur aux filières ouvrières - au prix d’un lissage des tensions  historiques. L’histoire restitue le sens des ruptures entre groupes sociaux, qui fondent la spécificité de ces territoires. L’identité ouvrière ne doit pas être mythifiée, en s’intéressant seulement aux gestes techniques d’une corporation qui a influencé des générations ouvrières. Cette histoire doit au contraire être remise au jour, sans gommer ou atténuer la dimension structurante de la conflictualité sociale, la lutte des classes étant un marqueur identitaire premier des communautés ouvrières dominées.

C’est cette complexité de l’histoire sociale qui est restituée dans le livre d’Edwy Plenel. Faisant coexister une pluralité de filières militantes (chrétiens, communistes, socialistes), le Maitron est un projet collectif à la découverte de la profondeur des continents ouvriers, en pleine mutation désormais à l’ère de l’informatisation des bases de données et du traitement prosopographique (portrait collectif des trajectoires).

Détours par la Bretagne

Ainsi, le Maitron rassemble 163 084 biographies, dans 76 volumes et dictionnaires thématiques, portant sur 5 périodes, depuis 1789. Chaque tome, publié annuellement, comporte plus de 10 000 notices. C’est dans cette masse que puise le Voyage en terre d’espoir d’Edwy Plenel, qui picore, au gré de ses envies et de ses curiosités dans le Maitron selon la méthode de la serendipity (p. 66-67) :

« Dès lors, les vies, ces centaines de milliers de vies collectionnées par le Maitron, sont autant d’indices pour résoudre les énigmes qui nous importent. Dans un article pionnier de 1980, l’historien italien Carlo Ginzburg fut le premier à théoriser une recherche historique sur le mode de l’enquête policière : partir de signes, de traces et de pistes, aussi ténues soient-elles, pour remonter à l’hypothèse générale et atteindre une vue d’ensemble. D’ailleurs comment faire autrement quand il s’agit des marges de l’histoire officielle ? Pas plus qu’ils n’ont le temps de dresser de monuments à leur gloire, les vaincus ne se préoccupent pas de leur postérité. Ils se contentent d’agir. Et, tel Sherlock Holmes cernant la personnalité d’un individu à partir d’indices apparemment invisibles, l’historien d’en bas, doit souvent se contenter de bribes infimes et de fragments médiocres pour retrouver ce que fut le passage sur terre de ceux qu’il recherche. Mais cette démarche d’élucidation et d’investigation n’a pas attendu Arthur Conan Doyle pour s’énoncer. Dans son article de 1980, Carlo Ginzburg rappelait ce lointain conte oriental des 3 fils du roi Serendip qui, en interprétant une série d’indices, parviennent à décrire un animal qu’ils n’ont jamais vu. Sa popularisation par un recueil à Venise au milieu du 16e siècle amena l’écrivain Horace Walpole à forger en 1754 le néologisme serendipity, désignant des découvertes inattendues, faites grâce au hasard et à l’intelligence, par observation, déduction et rapprochement, tandis que Voltaire dans un passage de Zadig s’inspirait à son tour de l’histoire des 3 fils de Serendip. Or ‘ce modèle cognitif à la fois très ancien et moderne’ que revendiquait pour les historiens Ginzburg il y a près de 40 ans, est aujourd’hui avancé comme la potentialité même de l’univers numérique, où une recherche en appelle incessamment une autre, provoquant en chaîne des mises en relation et suggérant des associations d’idées. »

Le voyage dans les espaces du Maitron débute donc près des bureaux de Mediapart, où se trouve une plaque Alphonse Baudin, député tué après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 mettant fin à la Seconde République, avant de nous emmener dans la Nièvre de la famille Maitron puis de redécouvrir un journaliste communiste oublié, Amédée Dunois. Choix subjectifs, aléatoires mais qui, au détour des notices sélectionnées, produisent un fil historique qui a du sens. Signalons la grande rigueur du texte et le choix heureux de l’éditeur de reproduire intégralement les notices Maitron, l’auteur s’adossant à l’entreprise collective de recherche historique du Maitron pour lui-même en faire ses lectures. Jubilatoires, disons-le.

Plusieurs passages évoquent la Bretagne et la singularité de certains engagements. Par la figure de Louis Gloaziou (p. 124-132) dont la notice de Michel Cordillot met en lumière les engagements de ce Finistérien qui est la plus remarquable du mouvement révolutionnaire franco-américain. Mineur, syndicaliste, coopérateur et journaliste, il quitte Scrignac dans les années 1870 pour rejoindre la Pennsylvanie où il s’engage en anarchisme puis en socialisme. Au travers de la figure d’Emile Masson (p. 118-122) ou celle du père de l’historienne Mona Ozouf, Yann Sohier (p. 122-124), autonomiste breton communisant fondateur de Ar Falz en 1933.

Carte postale. Collection particulière.

Au final, l’ouvrage atteint son but. Bien écrit, bien pensé, agrémenté de citations et illustrations percutantes, le livre parvient par des allers-retours entre local et universel, engagements théoriques et pratiques militantes, histoire globale et histoires inconnues, à captiver son lecteur. Il respecte parfaitement la philosophie du Maitron, pointant aussi, entre micro-histoire et prosopographie ses défis et limites. Mais à l’heure d’achever cette recension, comment ne pas penser au fondateur du Maitron en Bretagne, Claude Geslin, récemment décédé ?

François PRIGENT

PLENEL, Edwy, Voyage en terres d’espoir, Ivry-sur-Seine, éditions de l’Atelier, 2016.

 

 

 

1 PLENEL, Edwy, Secret de jeunesse, Paris, Stock, 2001.

2 https://blogs.mediapart.fr/edwy-plenel/blog/241113/memoriam-alain-plenel-1922-2013

3 PLENEL, Edwy, Les Mots volés, Paris, Stock, 1997.

4 PLENEL, Edwy, Voyage en terres d’espoir, Ivry-sur-Seine, éditions de l’Atelier, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

5 http://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/inaugural-lecture-2015-12-17-18h00.htm

6 BOUCHERON, Patrick (dir.), L’histoire mondiale de la France, Paris, Le Seuil, 2017.

7 Sur l’aventure collective du Maitron en Bretagne, PRIGENT, François, « Des combats, des figures. Au fil du Maitron en Bretagne », in Place Publique, Rennes, n° 5, 2010, pp. 136-139.