L’entrée en guerre comme objet d’histoire

 

Au panthéon des plus grands livres d’histoire figure assurément la thèse de Jean-Jacques Becker.1 Fruit d’un conséquent travail d’archives, écrit d’une plume limpide, ce volume accouche d’une véritable révolution historiographique en abattant la vieille lune d’un départ au feu la « fleur au fusil » et en rappelant que c’est attristés et résignés que les Français entrent en guerre en 1914.

Carte postale. Collection particulière.

Sans remettre en cause l’immense héritage laissé par cette étude majeure, il nous a néanmoins semblé au début des années 2010 opportun de prolonger la réflexion, en décentrant toutefois quelque peu le regard. En effet, là où le livre de Jean-Jacques Becker – qui d’ailleurs, ce qui n’est peut-être pas totalement anodin, n’est plus disponible dans le circuit commercial et n’a pas été réédité à l’occasion du centenaire – pose la question du « comment » les Français entrent en guerre en 1914, la question du « qu’est-ce qu’une entrée en guerre » nous parait essentielle. Cela nous semble de plus d’autant plus vrai à une époque telle que celle que nous vivons actuellement où cette expression n’est pas sans renvoyer à certains termes employés dans la sphère publique. Au final, c’est à l’échelle d’un régiment d’infanterie, le 47e de Saint-Malo, que nous avons développé notre réflexion, tout en ayant à l’esprit que les réponses apportées ne pouvaient nullement prétendre faire le tour d’un aussi vaste sujet2. C’est donc avec le plus grand intérêt que nous avons pris connaissance de l’ouvrage collectif publié sous la direction de H. Baty-Delalande et C. Trevisan, volume qui justement se propose d’étudier ce moment particulier, présenté comme un « basculement décisif » (p. 6)3.

Un objet complexe

Disons le de suite, la formule de l’ouvrage collectif nous parait parfaitement appropriée pour aborder un objet aussi complexe. Multiplier les auteurs c’est accumuler les angles, les approches et se donner au final plus de chances de mieux cerner le sujet. On nous excusera d’ailleurs de passer sous silence quelques contributeurs puisqu’il nous sera difficile de rendre ici compte de tous les articles de ce copieux livre.

Fascicule de mobilisation. Collection particulière.

Dès les premières lignes de l’introduction, H. Baty-Delalande et C. Trevisan rappellent que « entrer en guerre suppose des rites de passage, implique un ensemble de pratiques, d’ajustements idéologiques, institutionnels, culturels » (p. 6) ce qui de facto impose un spectre large, non uniquement focalisé sur l’été 1914 afin de comprendre ce qu’est véritablement ce moment. Les propos d’E. Valette sur la Rome républicaine (p. 15 et suivantes), d’H. Marquis (p. 51 et suivantes) et A. Rolland Boulestreau (p. 65 et suivantes) sur la période révolutionnaire ou encore d’A. Parreau sur Mai-Juin 1940 (p. 170 et suivantes) n’en sont donc que plus précieux, conférant à ce volume une profondeur de vue particulièrement bien venue. Il nous semble ainsi essentiel d’avoir à l’esprit que l’expression « entrer en guerre » ne peut avoir dans un monde tel que celui de l’Antiquité « le même sens que dans une culture où l’état de paix est considéré comme la norme » (p. 17). De même, la définition que donne H. Marquis du phénomène en 1792 nous parait des plus précieuses (p. 52), encore plus lorsqu’elle est considérée au prisme de l’été 1914 :

« Ces caractères sont ceux de l’entrée en guerre : l’annonce de la déclaration de guerre, une manifestation populaire qui peut paraitre spontanée mais qui est souvent initiée par les nouvelles municipalités ou par les sociétés populaires ; un appel à la défense de la liberté et la lutte contre la tyrannie, développé et argumenté dans des discours, adresses, proclamations de même provenance ; une cérémonie à la fois civique et militaire qui s’articule le plus souvent autour de la garde nationale, avec discours, prestations de serment, défilés, sur des lieux symboliques : place de la Commune ou champs de mars. »

Ces manifestations du printemps 1792 s’inscrire à l’évidence dans une certaine modernité qui n’est pas sans interroger. Après tout, un homme de 1914 est à équidistance chronologique de notre époque et de la Révolution finissante et H. Marquis rappelle qu’elles « traduisent, non pas un enthousiasme ou une résignation, mais plutôt une détermination à défendre la Révolution par les armes contre ses ennemis, ennemis extérieurs et intérieurs, qui sont assimilés dans les arguments utilisés » (p. 63).

Une démarche assumée mais pas totalement maîtrisée

On voit tout de suite quelles peuvent être les implications d’un tel propos et les coordinatrices de l’ouvrage n’en font d’ailleurs pas mystère. Dès le début du volume elles précisent que « c’est dans le prolongement des perspectives ouvertes par les historiens invitant à réfléchir sur les cultures de guerre » qu’elles entendent situer leur démarche, quitte parfois à prêter le flanc à la critique. On passera rapidement sur les considérations relatives au statut des témoins (p. 95, 99 notamment), qui ne sont nullement l’objet de cette recension, ou même au paradigme du cercle des possibles de P.-L. Landsberg, trop méconnu mais qui pourtant peut se révéler éminemment utile pour un tel objet d’étude4.

Plus embêtante est en revanche la frontière trop diluée dans le volume entre entrée en guerre et représentations de celle-ci, le passage étant d’autant plus aisé que le livre est publié dans la collection « Cahier Textuel » des éditions Hermann, qui est celle de l’UFR « Lettres, arts, cinéma » de l’université Paris-7 Denis-Diderot. Ainsi, il n’est pas certain que le terme d’ « anomie » employé à plusieurs reprises (p. 157 et 162 notamment) par H. Baty-Delalande à propos de figures romanesques corresponde réellement à ce qu’est une entrée en guerre. En revanche, on veut bien volontiers suivre cet auteur lorsqu’elle affirme  que « dans ces romans, entrer en guerre, ce n’est pas d’abord se soumettre à ce qui deviendra l’union sacrée ; les personnages observent des phénomènes de masse qui conditionnent le consentement populaire à la guerre ; mais pour eux-mêmes, intimement, entrer en guerre, c’est se figurer un destin romanesque dans la guerre » (p. 163).

Carte postale. Collection particulière.

La confusion est plus gênante qu’elle nous parait, au final, nuire à des communications très éclairantes. Tel est notamment le cas de celle que G. Delon consacre à l’instruction des soldats américains pendant la Grande Guerre vue par Hollywood (p. 77 et suivantes). Particulièrement intéressant en ce qu’il relève d’une chronologie très différenciée par rapport à la temporalité générale du conflit, le cas américain est aussi d’une grande complexité, ce dont rendent compte les représentations filmiques de l’instruction des Doughboys (p. 77-78):

« L’entraînement met en évidence l’emprise de l’Etats sur l’individu, et sa mise en scène reflète les hésitations de la société américaine face au pouvoir de l’armée. Si cette dernière peut incarner l’élan patriotique, le refus de la domination étrangère et la solidarité entre citoyens dans la défense de la communauté, elle peut également être perçue, en sens contraire, comme une atteinte à l’individualisme et une entrave à la liberté. »

Et l’on sait les fortes oppositions à la conscription et les ressorts mémoriels sur lesquels celle-ci se fonde…

Le véritable objet : le temps ?

Au demeurant, il apparaît qu’un certain nombre d’auteurs de ce riche volume collectif soulignent des éléments définis comme caractéristiques de l’entrée en guerre et qui nous avaient également marqués lors de notre réflexion sur le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo. Le premier, fondamental tant il est certain qu’il s’agit d’une dimension essentielle de l’objet, est la brutale accélération du temps qu’implique l’entrée en guerre. C’est là une dimension quasiment récurrente, et pas uniquement en ce qui concerne la Première Guerre mondiale. A propos de la Vendée pendant la Révolution, A. Rolland-Boulestreau note par exemple que « les débuts de l’insurrection de l’Ouest sont rapides et spectaculaires » (p. 75). Récemment, dans un cadre géographique et un contexte politique complètement différents, S. Audoin-Rouzeau notait à propos du génocide au Rwanda que « le passage à la violence est aisé et rapide »5.

Le rapport à la chronologie est ici essentiel puisqu’après la brutale accélération du temps qu’implique l’entrée en guerre, après les folles cavalcades des premiers mois éminemment meurtriers de la guerre de mouvements, le conflit en lui-même se révèle être une vaste décélération temporelle, enlisement dans les tranchées et dans un temps inexorablement long. A cet égard, les journaux de tranchées étudiés par A. Faroche (p. 189-201) participent d’une entrée effective, réalisée, en guerre, c’est-à-dire postérieure au phénomène qu’entend analyser le volume. Pour les musiciens du Conservatoire national, l’entrée en guerre est en revanche temps suspendu et arrêt de la pratique artistique avant qu’elle puisse être « retrouvée », en organisant la pratique « dans l’univers d’un front stabilisé » (p. 216). De même, on s’attachera avec grand intérêt aux propos de M. Kaltenecker qui resitue l’entrée en guerre dans ses répercussions les plus sensibles, et notamment sonores (p. 117 et suivantes).

Autre élément de la plus haute importance, celui souligné par G. Haddad qui rappelle que « en 1914, plus l’écart entre guerre imaginée et guerre réelle sera important, plus important sera le choc de la première expérience de feu » (p. 108-109). Non seulement nous ne pouvons que souscrire à un tel propos mais il nous semble possible d’aller plus loin. En effet, à l’échelle du 47e RI, l’entrée en guerre s’incarne certes dans de dramatiques combats de rencontre, comme à Charleroi ou Guise, mais, plus encore, dans un processus beaucoup plus long de mise en conformité de la doctrine avec la réalité opérative du terrain6. Se révèle alors un objet d’autant plus complexe que suivant l’angle abordé, il peut s’incarner en un temps plus ou moins long… posant même parfois la question d’une impossible entrée en guerre.

Carte postale. Collection particulière.

Au final, c’est un ouvrage des plus intéressants que publient aux éditions Hermann H. Baty-Delalande et C. Trevisan, volume qui, espérons-le, invitera d’auteurs chercheurs à se pencher sur cet objet passionnant qu’est l’entrée en guerre. En effet, le sujet est loin d’avoir été épuisé, même du point de vue des approches culturelles. Moment de basculement, l’entrée en guerre n’est, paradoxalement que peu interrogée du point de vue de l’entrée en culture de guerre. Intéressant est d’ailleurs à ce propos le film Les Otages de Raymond Bernard, œuvre dont S. Louet note qu’elle commence en exprimant « le sentiment d’une dette à l’égard du passé en se tournant vers les anciens combattants de 1870, dans le diégèse, et vers ceux de la Grande Guerre, sur le plan des spectateurs eux-mêmes » (p. 258). Ne faut-il pas y voir une réminiscence de ce que nous appelons la « protoculture de guerre » et qui, justement, nous parait caractéristique de ce moment de basculement d’un système de représentation à un autre qu’est aussi une entrée en guerre ?7

Erwan LE GALL

BATY-DELALANDE, Hélène et TREVISAN, Carine (dir.), Entrer en guerre, Paris, Hermann, 2016.

 

 

 

1 BECKER, Jean-Jacques, 1914, Comment les français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.  

2 LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

3 BATY-DELALANDE, Hélène et TREVISAN, Carine (dir.), Entrer en guerre, Paris, Hermann, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

4 LANDSBERG, Paul-Louis, « Réflexions sur l'engagement personnel », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°60, 1998, p. 118-123

5 AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane, Une initiation, Rwanda (1994-2016), Paris, Seuil, 2017, p. 108.

6 LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre…, op. cit., p. 244-247 notamment.

7 Sur ce point on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.