1 million de Bretons privés de télévision en 1974

Le boom Internet depuis le début du XXIe siècle entraine de profondes mutations dans notre société. Elle est devenue numérique, 2.0, ultra connectée. Les médias parlent régulièrement de nos problèmes d’addiction aux nouveaux outils de l’information et de la communication : smartphone, réseaux sociaux, information en continu etc. Pourtant ce phénomène de bouleversement sociétal dû à une innovation technologique n’est pas nouveau. Lorsque l’on se replonge dans les archives des années 1970, on se rend compte de l’impact considérable provoqué par la démocratisation de la télévision sur la société française des Trente glorieuses. On peut sans hésiter parler de boom de la télévision au cours de la décennie 1960, puisque le taux d’équipement des ménages français est passe de 25% en 1962 à 62% en 1968 alors qu’il était presque nul au milieu de la décennie précédente.1

Le Roc’h Trédudon et l'émeteur de télévision. Carte postale. Collection particulière.

Pour se rendre compte de l’impact considérable de l’irruption de la petite lucarne au sein des foyers français, quoi de mieux que de les priver de télévision ! C’est chose faite pour 1 million de Bretons en 1974, quand « dans la nuit du 13 au 14 février, l'émetteur de Roc’h Trédudon qui dessert les trois quarts de la Bretagne est plastiqué ». Cet attentat perpétré par les nationalistes bretons du F.L.B. contre l’émetteur de télévision de près de 200 mètres de haut, perché sur une colline des Monts d’Arrée, est revendiqué comme un acte de militantisme culturel et politique pour la promotion de la langue bretonne à la télévision. Le breton n’est alors présent, depuis 1971, que dans   l’émission Breiz o veva (Bretagne vivante) de Charlez Ar Gall. Les responsables du « plastiquage » ne sont au final jamais poursuivis, à la faveur de la grâce accordée par Valéry Giscard d’Estaing, élu Président de la République le 27 mai de la même année.

Près d’un mois après l’attentat de Roc’h Trédudon, un journaliste de l’ORTF vient à la rencontre des Guingampais pour voir comment ils vivent sans télévision. Le premier homme interrogé – qui n’est autre que Youenn Gwernig, un artiste qui fréquenta notamment Jack Kerouac lors de ses voyages aux Etats-Unis au contact de la Beat Generation – porte un regard décapant sur la situation : « C'est des gens qui ont réagi exactement comme des, des, des gosses, des bébés à qui on a enlevé leur sucre d'orge […] Ils trépignaient, ils hurlaient […] ». Le journaliste évoque le « désarroi des premiers jours sans télévision ». Ce que confirme une restauratrice quand elle parle de ses clients « quand ils ont mangé le soir, il est 8 heures, 8 heures et demie, 9 heures le soir, bon ben le client, il tourne, il rode, il ne sait pas quoi faire ». Un désarroi qui semble d’ailleurs ne pas être égalitaire, puisque « incontestablement, ce sont les gens qui se déplacent peu, les malades, les handicapés et surtout les personnes âgées dont c'était la seule distraction qui sont les plus pénalisés ».

Au fil des semaines, les Guingampais remplacent la télé par d’autres activités : jeux de cartes, lecture notamment. D’ailleurs, la libraire relève que dans les quinze premiers jours « on a fait une vente beaucoup plus importante de livres. » Le club de football de l’En Avant, qui connait ses premières années fastes à cette époque, semble également bénéficier d’un surcroît de supporters, même si un homme avoue qu’il « n'aime pas tellement le match non plus donc je ne sais pas où aller le dimanche ». Les cinémas de la cité du Trégor sont également plus fréquentés qu’à l’habitude : l’écran public du cinéma remplace alors l’écran privé du foyer.

Carte de visite d'un répérateur de téléviseur. Collection particulière.

Ces réactions rappellent que l’arrivée massive de la télévision dans les foyers bouleverse profondément les habitudes sociales des gens, ce que la restauratrice résume en employant l’expression « s’adapter à un autre train de vie ». Les sociabilités traditionnelles se perdent, on fréquente moins les cafés par exemple : « le soir une fois rentré […] à la maison [et] après ben c'est terminé, je ne ressors plus ». A la campagne, les « veillées » se font désormais autour du petit écran. Un objet qui tient une place à part entière au sein du foyer, au point de « tourner en rond en regardant l'écran vide » pendant cette coupure forcée de 1974. Une attitude que regrette la restauratrice : « On ne sait plus que regarder la télé maintenant. On ne fait plus que regarder la télé ». Une activité qui bouleverse également les  rythmes de la vie quotidienne : « On n'a plus l'habitude de se coucher comme les poules, de se coucher à 9 heures du soir. On se couche à 10 heures, 10 heures et demie. » La soirée télévisée devient un loisir important, « une occupation comme un travail journalier ».

Au final, les Français sont paradoxaux face à la télévision, puisqu’ils adorent la critiquer, ce que Youenn Gwernig résume ainsi : « ouais la télé, y'a jamais rien de bien, c'est des conneries enfin, la télé, il y en a marre. ». Mais quand la télé est éteinte de façon contrainte et prolongée, ils sont frappés d’un manque difficile à compenser…

Thomas PERRONO

 

1 « L’équipement des Français en biens durables fin 1968 », Economie et statistique, n°3, Juillet-Août 1969, p. 65-68.