Cidre contre Beaujolais nouveau : un duel à distance ?

Au risque de se fâcher avec un certain nombre de producteurs, il faut bien avouer que le Beaujolais nouveau n'est pas le meilleur vin français. Qui n’a jamais essayé, avec difficulté et embarras, de reconnaître un lointain goût de banane ou de cerise ? En dépit de ces reproches, le troisième jeudi du mois est toutefois devenu un rendez-vous incontournable pour des milliers de Français et d’étrangers. Preuve de ce succès populaire, les médias lui consacrent chaque année de nombreux reportages, ce qui n’est nouveau, ni spontané.

Dans les années 1970, avec l'animateur Pierre Tchernia. Tirage argentique. Collection particulière.

L’engouement pour le Beaujolais nouveau est avant tout le résultat d’une formidable opération marketing. Tout commence en 1951, lorsque les syndicats viticoles obtiennent l’autorisation de vendre des vins primeurs avant le 15 décembre. Trente ans plus tard, le troisième jeudi du mois est définitivement retenu pour commencer la commercialisation du vin primeur. En 1985, toute la France semble déjà succomber aux saveurs du Beaujolais nouveau… Toute ? Non ! Certains irréductibles résistent encore et toujours au phénomène.

C’est le cas de La Liberté du Morbihan. Si le quotidien évoque une « crise de foi » le mercredi 20 novembre, veille du jour fatidique, c’est bien pour parler de la crise des vocations ecclésiastiques puisque « de moins en moins de prêtres sont ordonnés chaque année ». Le lendemain, pas un seul mot n’est consacré à l’arrivée du vin primeur dans les rayons des supermarchés. En revanche, le journal lorientais réserve une partie de sa une du 8 novembre au nouveau cru d’une « boisson bien de chez nous qui laisse envieux de nombreux Bretons exilés » : le cidre. Quelques pages plus loin, l’article précise que les producteurs « privilégient avant tout une tradition et le respect du cidre fermier ». Faut-il y voir une critique à l’égard des vignerons du Beaujolais qui, de leur côté, négligeraient la « tradition » afin de privilégier la production commerciale ? En l’état, il est difficile de l’affirmer. Pourtant, il est indéniable que ces boissons sont en concurrence, ce que rappelle d’ailleurs quelques lignes plus tard le quotidien en déplorant « l’obstination qu’ont de trop nombreux Français à préférer le vin et la bière de table au cidre ».

Pour autant, il ne faudrait pas voir la Bretagne comme une terre d’irréductibles cidriers qui s’opposeraient fermement à la consommation du Beaujolais, comme en témoigne la première page de l’édition du 21 novembre de Ouest-France. Les hypermarchés Rallye – « 66 magasin en Bretagne : forcément un près de chez vous ! » – s’offrent une publicité annonçant que le « Beaujolais nouveau est arrivé ! », au prix de 12,80 Francs la bouteille de 75 cl. Mais surtout, on y voit Bernard Pivot prendre la pose, un verre à la main, pour annoncer un article plus conséquent à la sixième page du quotidien rennais. Le célèbre animateur de télévision, « écrasant triomphateur des récents 7 d’or  », confie son enthousiasme de constater que les consommateurs abandonnent « le snobisme du whisky » pour revenir « à ce qui est quand même un des fleurons de la culture et du terroir français : le vin ». L’article ne précise pas en revanche si cette confidence est faite avant ou après consommation du verre…. D’ailleurs, Bernard Pivot semble reconnaître sa subjectivité, lui qui a vécu de nombreuses années dans le Beaujolais. Il l’assure, la cuvée 1985 « a un petit goût de pierre et de fruit ».

Dans les années 1970. Tirage argentique. Collection particulière.

Ce qui est paradoxal, c’est de constater que personne ne vante la qualité intrinsèque du Beaujolais nouveau. Ainsi, l’interview de Bernard Pivot dévie rapidement sur sa cave personnelle. Plus loin, un producteur reconnaît que

« le vin nouveau est trop léger. C’est un vin pour boire entre les repas, sans prétention. C’est rafraîchissant mais trop fruité. »

Ce dernier s’inquiète par ailleurs du marketing réalisé autour du Beaujolais nouveau. S’il concède que cet engouement offre une bonne publicité au cépage, il s’interroge en revanche sur l’intensification de la production :

« il ne faudrait pas que les volumes diffusés en Beaujolais nouveau continuent à augmenter. Sinon, que restera-t-il de notre vin ? »

Yves-Marie EVANNO