Le cidre : une boisson du quotidien devenue patrimoine

En Bretagne, de nos jours, s’il est sacrilège de ne pas accompagner une galette « complète », de bonnes krampouezh beurrées ou un succulent kouign amann d’une bolée de cidre, il est devenu rare de voir un pichet ou une bouteille de ce breuvage sur la table du quotidien. Bien que boisson emblématique de la région, le cidre a ainsi subi le changement des habitudes de consommation des Bretons depuis une cinquantaine d’années.

Carte postale. Collection particulière.

A l’origine, le cidre, boisson fabriquée à partir de pommes fermentées, est loin d’être une exclusivité bretonne. En effet,  il est consommé dès l’Antiquité par les Romains, Egyptiens – qui fabriquaient également de la bière ! – ou les Hébreux. Plus proche de chez nous, Strabon, géographe grec du Ie siècle après Jésus Christ, mentionne la fabrication d’une boisson à base de pommes dans le Sud-ouest de la Gaule. C’est probablement au Moyen-âge, que le cidre débarque en Bretagne – et en Normandie – en provenance du Pays basque. La culture du pommier se propage en Haute-Bretagne à partir du XVIe siècle.

Toutefois, le pommier ne s’épanouit pleinement en Bretagne qu’à partir du XIXe siècle. C’est la ruée vers l’Ouest armoricain pour la culture de cet arbre fruitier. Il s’implante particulièrement bien en Cornouailles et en Trégor-Goëlo, au contraire du Léon. Le département d’Ille-et-Vilaine devient, quant à lui, le premier département cidricole en France. Les pommiers ne sont alors pas plantés sous forme de vergers, mais en tant que culture de surplus, notamment en bordure de champs. Les variétés sont nombreuses, parfois très locales, et donnent des fruits aux goûts très différents : acide, doux, amère…

Au XIXe comme dans la première moitié du XXe siècle, le cidre issu de ces pommiers est d’abord une boisson du quotidien. Chaque ferme a sa récolte de pommes et produit la quantité de cidre nécessaire pour en consommer toute l’année. Sur la table, le pichet tiré directement à la clé de la barrique accompagne tous les repas de la journée : du pain-lard de 9h, jusqu’au souper. On ne part également jamais travailler aux champs sans emporter avec soi un voire plusieurs litres de cidre. On le comprend vite, du point de vue de la production, la recherche de la qualité passe donc au second plan. Seule la quantité compte. Ainsi, par exemple, les Fougerais de 1906 consomment en moyenne 400 litres de cidre par personne et par an !1 Pour arriver à fournir de telles quantités, il n’est pas rare de passer de l’eau, au moins une fois sur le marc de pomme, afin d’en extraire tout le jus. De plus, l’assemblage des pommes est rarement maîtrisé, produisant une boisson guère agréable à déguster, malgré la diffusion par le ministère de l’agriculture de films promouvant les bonnes pratiques de culture du pommier, comme ici en 1928. Cette vocation de boisson du quotidien empêche également sa commercialisation à grande échelle. Même en temps de guerre, le « pinard » reste la boisson préférée des Poilus

La période des années 1950-1970, avec le « miracle agricole » breton, marquent un tournant dans l’histoire du cidre en Bretagne. En effet, le remembrement progressif des terres agricoles entraîne l’arrache de milliers de pommiers. Les pouvoirs publics distribuent même des primes aux agriculteurs pour qu’ils œuvrent dans ce sens. En outre, le cidre perd du terrain en Bretagne en tant que boisson quotidienne, face au vin dit « ordinaire », mais aussi à l’eau qui devient progressivement courante dans les campagnes.

Carte postale. Collection particulière.

Toutefois, un reportage de Bretagne actualités du 30 octobre 1969, évoque, chez un vieux paysan, le sentiment de tristesse provoquée par la perte de ses pommiers. Le reportage a pour cadre la fête du cidre de Glomel, commune rurale des Côtes-du-Nord. Dans ces années, on assiste ainsi à une patrimonialisation du cidre en tant que boisson régionale. Dans ce même esprit, Alan Stivell popularise, dans les années 1970, la chanson traditionnelle Son ar chistr (la chanson du cidre). Désormais, on privilégie la qualité à la quantité. Cela passe notamment par l’inscription de la production cidricole dans des démarches de labels qualitatifs. Par exemple, depuis 1996, le « cidre de Cornouailles » a décroché le Saint-Graal de l’appellation d’origine contrôlée (AOC). Tandis que les appellations « cidre breton » et « cidre de Bretagne » bénéficient d’une indication géographique protégée (IGP) depuis l’an 2000. En un demi-siècle, le cidre est passé du statut de boisson quotidienne bon marché, à celui de patrimoine régional de qualité.

Thomas PERRONO

 

1FILLAUT Thierry, « Le cidre », in CROIX Alain et VEILLARD Jean-Yves, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, PUR, 2013, p. 240.