La Mère Denis ou les deux vies d’une « Vedette » bretonne

Dans un article qu’il consacre en 1995 à Maïté, le magazine Le Point compare la télégénique restauratrice à la Mère Denis, autre figure emblématique de l’histoire de la télévision1. Selon l’hebdomadaire, la spontanéité de la Landaise rappelle la « bonhommie de [la] Normande » qui porta les publicités de la marque Vedette durant près deux décennies. Si la comparaison est compréhensible, plus d’un Breton ne manquera pas de faire remarquer que la plus célèbre mamie du petit écran est en réalité Morbihannaise.

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Jeanne Le Calvé voit le jour à Neuillac le 9 novembre 18932. Issue d’une famille modeste – son père est journalier, sa mère est ménagère –, elle doit rapidement vendre ses services dans les fermes environnantes afin d’aider financièrement ses parents3. A douze ans, sa sœur, gérante d’un café à Pontivy, lui propose de venir l’aider. Elle accepte et découvre les joies du commerce. Trois ans plus tard, alors qu’elle travaille comme « bonne » dans une épicerie de Pontivy, son destin bascule lorsqu’elle rencontre Yves Denis. Le couple se marie le 22 novembre 1910 puis, pour des raisons professionnelles, quitte la Bretagne4.

Suite au recrutement d’Yves à la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, les époux s’installent dans la Manche où Jeanne entame une carrière de garde-barrière. Peu de temps après avoir posé ses valises, le couple donne naissance à son premier enfant. Mais le destin ne tarde pas à séparer la jeune famille. Le 3 août 1914, Yves est mobilisé au 62e régiment d’infanterie de Lorient5. Évacué du front en juillet 1915, il est affecté durant deux ans aux forges d’Hennebont avant d’être versé dans la territoriale6. Puis, comme des milliers de Français, les Denis reprennent le cours d’une vie normale au sortir du conflit. Toutefois, en 1939, alors que la guerre menace à nouveau l’Europe, les époux divorcent. De son côté, Jeanne refait rapidement sa vie avec Louis Lecuyer. Mais, après quatre années de vie commune, un bombardement interrompt subitement leur idylle. Seule, sans le sous, Jeanne devient, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lavandière à Barneville-sur-Mer. Elle rencontre alors Louis Monti avec qui elle partage sa vie jusqu’à la mort de ce dernier en 1967.

Éprouvée par la vie, faisant face à une situation économique précaire, Jeanne ne se laisse pas abattre pour autant. Sa gouaille et son authenticité suscitent la sympathie de ses voisins. Elle attire ainsi la curiosité d’un publicitaire parisien qui passe ses vacances dans la commune normande. Pierre Baton lui propose alors de participer à une publicité vantant les mérites d’une machine à laver. Lors de sa première apparition télévisuelle, en 1972, elle apparaît assez furtivement dans une réclame de la marque Vedette, en train de laver son linge au lavoir, ayant pour seule réplique « ça c’est vrai ça ! ». En quelques secondes, la Mère Denis vient de crever l’écran. L’enseigne d’électroménager perçoit immédiatement le bénéfice qu’elle peut tirer de cet engouement et décide d’en faire l’héroïne de ses campagnes publicitaires.

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A 79 ans, Jeanne Le Calvé devient une célébrité dont l’image s’exporte bien au-delà des frontières hexagonales. Après deux décennies de succès, elle s’éteint le 17 janvier 1989 à l’âge de 95 dans une maison de retraite de Pont-l’Evêque. Le lendemain, la presse nationale est en deuil. Libération consacre même sa une à « l’étoile la plus vieille et la plus populaire de la publicité »7. Or, si la Morbihannaise est morte, la Mère Denis continue, elle, de vivre dans la mémoire des Français. Espérant profiter d’un élan nostalgique, la marque Vedette tente de recréer, en 2010, un buzz médiatique grâce à son icône. En février, une bâche appelant à « voter Mère Denis » est ainsi déployée sur le périphérique parisien8. Si le succès escompté n’est pas au rendez-vous, il n’est pas vain de conclure que la Mère Denis est, à bien des égards, l’une des Bretonnes qui a le plus marqué son temps.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « Maïté : la nouvelle Mère Denis », Le Point, 9 décembre 1995, n°1212, p. 11.

2 En raison de l’absence de tiret entre Jeanne et Marie, nous opterons pour Jeanne Le Calvé et non Jeanne Marie Le Calvé. Archives départementales du Morbihan, 4 E 146/25, registre 1893, acte de naissance n°65.

3 Jeanne Le Calvé raconte sa première vie, celle d’avant la célébrité, dans l’ouvrage de Grafteaux, Serge, La Mère Denis, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1976.

4 La date du mariage est mentionnée sur l’acte de naissance. Archives départementales du Morbihan, 4 E 146/25, registre 1893, acte de naissance n°65.

5 Archives départementales du Morbihan, R 1966, matricule n°1986.

6 Sur l’activité des forges d’Hennebont durant le conflit, on se permettra de renvoyer à CUCARULL, Jérôme, Les entreprises industrielles du Morbihan : l'impact économique d'une guerre totale sur un département de l'arrière (1914-1920), in EVANNO, Yves-Marie et LAGADEC, Yann (dir.), Les Morbihannais à l’épreuve de la Grande Guerre, Vannes, Département du Morbihan/UTA, 2017, p. 111-130.

7 « Mort d’une vedette », Libération, 18 janvier 1993, p. 1-2.

8 « L’étonnant retour de la mère Denis », leparisien.fr, 21 février 2010, en ligne.