Les bonnes bretonnes à Paris dans les années 1960 : du changement dans le rapport offre et demande

Avant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs centaines de milliers de jeunes filles bretonnes montent à Paris dans l’espoir d’y trouver un travail en tant que bonne à tout faire dans une famille bourgeoise ou commerçante de la capitale.1 Ces « parias de Paris » sont caricaturées par le personnage de fiction Bécassine, jeune fille naïve et maladroite débarquée de sa Cornouaille natale. Un cliché jugé dégradant par de nombreux Bretons qui le combattent. Mais qu'en est-il de la situation de ces employées de maison après-guerre, alors que la Bretagne connaît une phase de modernisation importante dans les années 1960, impulsée notamment par le CELIB, une période souvent nommée « le miracle breton » ?

Carte postale. Collection particulière.

« Pour ou contre Paris ? », c’est la question sans détour qui est posée par la journaliste de l’ORTF Jeanne Dubreuil, dans un reportage de 1962. Si, sur la forme, ce reportage est un mélange d’interviews et de reportages en immersion, dans lesquels on ressent un grand manque de naturel, comme si les scènes étaient jouées ; sur le fond, la journaliste réalise une véritable enquête de terrain à la fois à Paris et en Bretagne pour comprendre les évolutions récentes de l’emploi des jeunes bretonnes en tant que bonnes.

On nous montre pour commencer une affiche placardée sur la porte de la Maison de la Bretagne, dans le quartier Montparnasse : « Pour le placement, offres et demandes d’emplois domestique s’adresser [au] Service social breton [situé] au 92 boulevard Montparnasse »2. L’emploi est un marché, et en ce qui concerne l’offre et la demande, tout est une question de rapport de force. Avant-guerre, la demande d’emploi est nettement supérieure aux offres d’emplois. L’afflux massif de jeunes filles en provenance de Bretagne – sans compter celles venant des autres régions de France – inonde le marché de l’emploi des employées de maison. Cette surabondance de main-d’œuvre incite les sociétés bretonnes présentes à Paris à développer une politique d’aide sociale pour « placer » les jeunes filles dans des emplois honorables, dans le but avoué de les empêcher de tomber dans la prostitution, mais plus encore pour garder un contrôle social et moral sur elles.

En revanche, après-guerre, le rapport entre l’offre et la demande semble avoir profondément été retourné : d’un côté, on demande à embaucher une bonne et de l’autre, on offre ses services. Ainsi, du point de vue de la demande, quand une Parisienne du XVIe arrondissement cherche à recruter « quelqu'un qui ait quand même de l'expérience […], parce [qu’elle a] 3 enfants à lui faire garder », la réceptionniste de la Maison de la Bretagne souhaite qu’elle précise les conditions d’embauche. Lorsque la demandeuse promet un « logement indépendant » situé au sixième étage de l’immeuble, avec une « très belle chambre » ; on lui demande d’offrir un salaire de moyen de 35 000 francs par mois, ainsi que tous les dimanches et une demi-journée par semaine de quartiers libres. De plus, le fait que la famille passe ses vacances en Bretagne ne fait que renforcer l’attrait de l’annonce. Car, c’est clair, les familles bourgeoises de Paris rencontrent plus de difficultés à recruter du personnel. Désormais ce sont les bonnes qui peuvent se permettre de choisir le mieux offrant. Même quand on est une débutante ! C’est ainsi qu’une habitante du VIIe arrondissement est sèchement éconduite au téléphone, puisqu’elle ne propose un salaire que de 15 000 francs par mois. La réceptionniste lui répond que « nos jeunes filles en Bretagne, débutantes, les gagnent très largement aussi. »

A l'intersection des avenues Foch et de la Grande armée, dans le XVIe arrondissement de Paris. Carte postale. Collection particulière.

C’est donc bien, parce que la situation économique s’est améliorée en Bretagne, que les jeunes filles ne sont plus obligées de fuir vers Paris par milliers. Elles peuvent dorénavant trouver un emploi qui leur convient dans leur région d’origine. Un souhait de travailler « au pays » qui compte énormément, comme pour cette jeune serveuse dans un restaurant paimpolais qui souhaite « rester le plus près possible de [ses] parents. » Une autre abonde en ce sens : « Je préfère rester dans mon pays. Je suis chez moi. J’ai ma famille. » Et quand la journaliste lui fait remarquer qu’elle pourrait gagner plus d’argent à Paris, elle acquiesce, mais l’argument ne trouve pas grâce à ses yeux. Une autre jeune fille de Plounévez-Quintin, qui a l’opportunité de travailler avec ses parents, n’est également pas du tout attirée par la capitale, elle trouve que la vie parisienne est « trop mouvementée » : « Je préfère la vie tranquille de par ici, où l’on peut sortir tranquillement ». Un choix de vie en Bretagne qui semble parfaitement convenir à sa mère ; elle qui a travaillé à Paris dans sa jeunesse.

 Au final, l’émigration parisienne reste l’opportunité des jeunes filles les plus modestes, comme cette ancienne ouvrière en conserverie de Rosporden qui a perdu son  travail. Ou bien pour cette jeune paysanne de 18 ans qui « soigne les bêtes » dans la ferme familiale et qui trouve que la vie parisienne est « mieux que la campagne, c'est moins sale. On [y] travaille que 8 heures par jour et ici on travaille beaucoup plus ».

Thomas PERRONO

 

 

1 PERRONO Thomas, « Les Bretons de Paris face au concept de diaspora », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, p. 4, en ligne.

2 Le Service social breton se situe entre la gare Montparnasse – lieu d’arrivée privilégiée des migrants bretons – et l’église Notre-Dame-des-Champs – cœur de la paroisse des Bretons de Paris. Ceci montre une réelle volonté d’être au plus près des nouveaux arrivants en provenance de Bretagne, de les « prendre en charge », notamment les femmes.