René Esnault et la crise de la chaussure fougeraise

Jusqu’à sa disparition au début des années 2000, l’histoire séculaire de l’industrie chaussonnière de Fougères est jalonnée de crises et de rebondissements successifs. Après la phase de croissance et l’acmé des années 1920, la crise de 1929 plonge le « district industriel fougerais », de même que toute la branche des cuirs et peaux, dans un profond marasme, révélateur du conservatisme d’un système productif peu perméable aux évolutions technologiques et commerciales du temps. La mono-industrie fougeraise entre dans un long tunnel de difficultés. Ces tensions mobilisent sans relâche les énergies locales pendant les Trente glorieuses, autour des problématiques de standardisation des produits, baisse des prix de revient et accroissement de la productivité. Marqué par une nouvelle et dramatique vague de destruction d’emplois, le début des années 1950 se caractérise aussi par l’émergence d’un fort courant de modernisation et d’innovation tant au plan financier, technologique que social. Entrepreneur chaussonnier et candidat aux élections municipales à Fougères, René Esnault pose un diagnostic sans concession sur les problèmes rencontrés par cette industrie au début des années 1950. Une histoire qui, au final, dit le bon dans la production de masse.

La salle des échantillons de la maison Pacory à Fougères au début du XXe siècle. Carte postale, collection particulière.

Après la nette reprise d’activité observée à partir de 1945, l’industrie fougeraise de la chaussure (plus de 5000 salariés, soit la majorité des emplois locaux) est impactée par une sévère crise à partir de 1949 et surtout à l’été 1951. L’activité s’effondre. Au chômage partiel, 85% de l’effectif ouvrier n’effectue que 28h à 36h30/semaine, tandis que la fermeture de 16 entreprises supprime pas moins de 939 emplois entre 1952 et 1954. L’industriel René Esnault n’hésite pas à parler de « situation qui s’annonce chaque jour plus catastrophique » ou de « décadence industrielle de notre cité » 1

Survenant après une phase de forte demande consécutive aux pénuries de l’Occupation, cette crise nationale est à mettre en rapport avec une augmentation des coûts de fabrication (hausse des prix des cuirs, des taxes et des charges) concomitante à une baisse de la consommation intérieure et à un resserrement des débouchés. Au plan local, l’exacerbation de la concurrence intérieure est aussi un facteur explicatif, certains fabricants initialement spécialisés dans la pantoufle s’étant reconvertis dans la chaussure cuir, d’autres apportant sur le marché des articles moins élaborés que les productions fougeraises mais bénéficiant des dernières évolutions technologiques (semelles en crêpe ou en caoutchouc, montage soudé…). En raison de ses structures, héritées des années 1930, l’industrie locale subit de plein fouet cette crise et semble a priori incapable de s’adapter rapidement.

Les caractéristiques de l’industrie fougeraise s’opposent à celles de certains de ses concurrents du sud de la France ou du Choletais. En premier lieu, le tissu industriel renvoie à un nombre important de petites entreprises. Sur 89 usines, seulement 17 ont plus de 100 salariés. La fabrication repose sur un nombre trop important des modèles – 70 à 80 – présentés à chacune des deux collections annuelles par chaque entreprise, ce qui induit une fabrication en petite séries, donc une productivité faible et des prix de revient élevés. En 1951, une équipe du Comité national de la productivité, pilotée par l’économiste Jean Fourastié, met en lumière que, dans l’industrie française de la chaussure, le rendement moyen par jour et par ouvrier est inférieur à 4 paires. En comparaison, le rendement des usines anglaises est de 5 paires, de 8 paires au Canada et de 8 à 12 paires aux États-Unis. L’étude montre que parmi les principales causes de ces écarts, figurent l’absence de standardisation (trop grand nombre de modèles fabriqués à l’intérieur d’une même usine, séries de fabrication trop courtes), la mauvaise utilisation du matériel et le temps trop long consacré à des tâches manuelles, ce qui peut être corrigé par une meilleure conception des modèles et une meilleure organisation. L’industrie fougeraise dont la productivité peut être évaluée à moins de 3 paires/jour par ouvrier correspond hélas aux observations des économistes et semble même reculer entre 1948 et 19512.

A Fougères, dans une usine de chaussures. Sans date. Musée de Bretagne:  2008.0029.3.

En outre, ce système industriel localisé présente de faibles amortissements et, par voie de conséquences, de faibles capacités d’investissement. Enfin, le système de commercialisation traditionnel s’avère peu efficace d’un point de vue économique. Dans un article paru dans la Vie Française de 1955, Joseph Rémy, le directeur commercial de JB Martin, explique les médiocres résultats de l’industrie fougeraise par la structure de sa clientèle (essentiellement composée de détaillants) et la pratique de ses représentants. Il précise pour exemple :

« Nous avons à Nantes huit clients. Ce sont huits détaillants installés pour la plus part dans des quartiers différents. Quand notre représentant leur rend visite, il fait attention de ne pas leur proposer les mêmes modèles aux uns et aux autres. Ce serait le plus sûr moyen de perdre leur clientèle […] Aucune femme, en province, ne voudrait porter les mêmes chaussures que sa voisine ».

Concomitante de la reconstruction de la ville et des entreprises, détruites ou endommagées lors du bombardement anglo-américain du 9 juin 19443, cette crise suscite des réactions chez certains industriels et acteurs locaux. L’industriel René Esnault, dans La Chronique Républicaine du 15 novembre 1952, préconise de « s’attaquer au mal, même si notre esprit routinier devait en souffrir ». Conscient de la nécessité « d’augmenter notre potentiel industriel », il regrette que le mot de productivité « n’ait pas été pris au sérieux à Fougères » alors qu’«il est devenu capital dans la technique moderne » et que « notre productivité est hélas ! une des plus réduite de France ». Et encore, René Esnault de pointer la « rigidité de l’emploi », « le manque de fluidité de la main d’œuvre », « l’âge moyen élevé du parc-outil fougerais ». Il conclut son diagnostic en énonçant fort lucidement les perspectives : soit l’industrie locale se replie sur elle-même et se fige sur ses rigidités, soit elle fait le pari de la productivité et de l’accroissement de la production, en donnant au progrès social la grande part de ces gains.

Dans un autre article paru dans La Chronique Républicaine le 21 mars 1953, peu avant les élections municipales où il est candidat en seconde position sur une liste associant socialistes SFIO et Radicaux, René Esnault précise sa pensée en fustigeant à nouveau « la timidité » et « l’esprit traditionnaliste » des entreprises fougeraises « trop compartimentées » et dont « le cadre restreint ne correspond plus aux méthodes modernes ». Comme propositions concrètes, il suggère de se repositionner sur des créneaux moins concurrentiels (« chaussure d’écolier », chaussure pour les français d’Outre-Mer), d’en appeler à l’aide de l’Etat afin de réduire impôts, taxes et charges et de créer localement un « bureau d’études, composé et dirigé par les représentants des organisations syndicales et professionnelles ». Dans un encart paru dans La Chronique Républicaine du 18 avril 1953, la liste municipale à laquelle il appartient synthétise son programme de lutte contre le chômage en proposant « de donner une nouvelle orientation à la fabrication fougeraise et de tout faire pour permettre l’installation de nouvelles industries ».

A Fougères, l'usine JB Martin à la fin des années 1960. Musée de Bretagne:  971.0037.19388.

René Esnault sera élu quelques jours plus tard conseiller municipal puis 4e adjoint de la nouvelle municipalité conduite par Hyppolite Réhault (MRP). Mais il démissionne rapidement de son mandat, ayant dû déposer le bilan de sa propre entreprise4.

Daniel BOUFFORT

 

 

 

1 Une série d’articles, « Fougères et son industrie », paraît dans La Chronique Républicaine (4 octobre 1952, 1er novembre 1952, 15 novembre 1952, 21 mars 1953).

2 BOULAT, Régis, « La productivité et sa mesure en France (1944-1955) », Histoire & Mesure, XXI-1, 2006, p. 79-110.

3 ALLAIN, Rémy, « la reconstruction de Fougères », in Le Pays de Fougères, n°48-49, 1984.

4 Pour de plus amples développements on se rapportera à BOUFFORT, Daniel, « Fougères 1958 : dépasser la crise de la chaussure et réussir le tournant de la diversification industrielle de la ville ? », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018.