Quand Plougastel ramène sa fraise

Quand la fraise pointe le bout de son nez, dans le courant du mois de mai, c’est le signe que la belle saison s’installe, que les gelées hivernales s’éloignent. Les Français adorent déguster ce petit fruit rouge, au point d’être leur préféré.1 Malgré l’attractivité de la fraise low cost venue d’Espagne qui truste les étals, la production française jouit d’une bonne réputation auprès du consommateur hexagonal et peut compter sur des appellations reconnues. C’est notamment le cas de la fraise de Plougastel, produite dans cette commune de la rade de Brest.

La cueillette des fraises à Plougastel. Carte postale. Collection particulière.

Si la Bretagne n’est pas la région française où l’on produit le plus de fraises, devancées par le Sud-Ouest, le Sud-Est, ou la vallée de la Loire, c’est en tout cas l’une des plus anciennes terres d’implantation de cette plante originaire du Chili. En effet, quand l’ingénieur Amédée-François Frézier rapporte des plants de fraisiers en France au début du XVIIIe siècle, un certain nombre sont repiqués au jardin botanique de la cité du Ponant. Au cours des décennies suivantes, la plante conquiert les communes de la rade de Brest et de la presqu’île de Plougastel.2 Cependant, jusqu’au milieu du XIXe siècle, la production finistérienne demeure assez modeste, et destinée au seul marché brestois. La donne change par la suite, avec l’arrivée du chemin de fer en 1865. Paris devient alors un débouché important, comme le rapporte le quotidien parisien La Presse en date du 28 juin 1882 :

« Les halles de Paris reçoivent, en ce moment, une quantité innombrable de fraises […] Malgré les difficultés que rencontre le transport d’un fruit aussi délicat, les fraises arrivent à Paris de très loin. C’est ainsi que des envois  considérables sont effectués par une commune du département du Finistère, Plougastel. [La production de fraises y] occupe environ deux cent hectares. Les fraisiers sont en plein champ, sur les collines ou les falaises qui avoisinent la mer. Pour préserver des coups de vent, les champs sont entourés de haies ou de petits murs en pierres sèches, ce qui retient en même temps  la chaleur solaire. C’est un total de 3 500 tonnes de fraises [qui est] récolté à Plougastel. »

Au début du XXe siècle, le marché britannique importe également de grandes quantités de fraises de Plougastel, source d’un succès commercial transmanche qui n’est pas sans rappeler celui des producteurs d’oignons à Roscoff. C’est ainsi que dès le 22 mai 1907, L’Ouest-Eclair relate le début de la récolte des fruits qui sont par la suite « expédiés sur Saint-Malo, à destination de l’Angleterre. » En 1926, ce sont près de 125 tonnes de fraises qui partent quotidiennement, durant la saison, depuis Plougastel en direction des îles Britanniques. L’Ouest-Eclair insiste sur la source importante de richesse que cela représente pour la commune, étant donné qu’elles sont vendues de « 4 à 5 francs » le kilo. En 1938, entre le 12 et le 21 juin, ce sont près de 2 000 tonnes qui sont exportés outre-Manche, soit plus de 400 tonnes de plus que l’année précédente. La production des fraises de Plougastel connait à cette époque son âge d’or. Les producteurs sont réunis en syndicats de coopérative pour mieux structurer l’offre et la commercialisation de la marchandise. Un système qui est parfaitement rodé à en croire la presse régionale en 1935 : « la coopérative pour la vente des fraises de Plougastel est bien l’une des organisations les plus admirables de notre pays. »

Au milieu des années 1930, les producteurs de Plougastel cherchent à standardiser leur produit, afin de lutter contre les fraudes, notamment le « fardage » des fraises. En 1935, L’Ouest-Eclair évoque la création d’une marque « Bretagne » pour la commercialisation des fraises de Plougastel. Les producteurs qui s’engagent dans cette démarche doivent respecter un cahier des charges qualitatif, sous peine de se voir infliger des pénalités. Le tout est mis en place dans le but « de maintenir la production des fraises de Plougastel, sa qualité, gage de sa réputation et de ses débouchés. » Trois ans plus tard, le même quotidien affirme que cette initiative « a parfaitement réussi à Plougastel » et que « désormais les fraises de Plougastel se vendent plus cher à Paris  que celles d’autres provenances ».

Carte postale. Collection particulière.

Les années d’après Seconde Guerre mondiale sont nettement moins favorables à la production des fraises à Plougastel. Malgré la création en 1947 du Syndicat de producteurs vendeurs, les quantités de production ne retrouvent jamais leurs niveaux d’avant-guerre. Il faut dire que les méthodes de production n’ont pas beaucoup évoluées. On est encore largement sur le modèle de production en plein champs, comme nous le montre ce reportage du Ministère de l’Agriculture filmé en 1934. La production de fraises nécessite énormément de main-d’œuvre, essentiellement féminine. Les années 1960 marquent un rebond avec notamment la mise en place de plusieurs coopératives comme La Presqu’Île ou La Loperethoise. Les producteurs améliorent un peu leurs techniques : meilleurs contrôles de l’arrosage, tunnels pour protéger les plants dans les champs etc. Dans les serres, ils commencent également à diversifier leurs cultures avec d’autres primeurs comme les tomates. Mais malgré l’implantation de la fameuse variété gariguette, créée par les ingénieurs de l’INRA au milieu des années 1970, la fraise ne renoue jamais avec son âge d’or. Non protégée par une indication géographique protégée, la commercialisation actuelle des fraises de Plougastel continue de jouer sur son image de marque forgée par l’histoire, celle d’un produit indissociable de son terroir.

Thomas PERRONO

 

1 D’après un sondage de 2014, 67,3 % des Français citent la fraise comme leur fruit préféré.

2 POSTIC Fañch, « Fraise », in CROIX Alain et VEILLARD Jean-Yves, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, PUR, 2013, p. 421.