A propos de chefs d’œuvre

S’il y a bien en ce moment un véritable phénomène éditorial en Bretagne, celui-ci se nomme assurément Locus Solus. Et ce n’est pas leur dernière publication – une splendide réédition de Paysage au chien rouge du regretté Bruno Le Floc’h1 – qui va altérer ce constat, bien au contraire. Tout est parfait dans ce volume : l’œuvre en elle-même bien entendu, mais nous y reviendrons. Viennent ensuite les couleurs, essentielles lorsqu’on traite de Paul Gauguin Et enfin l’appareil critique constitué d’un avant-propos centré sur le grand peintre d’Estelle Guille des Buttes-Fresneau, conservatrice en chef du Musée de Pont-Aven, et d’une sorte de postface de Brieg Haslé-Le Gall qui permet de revenir en détail sur le travail de Bruno Le Floc’h.

Le capitaine Hélias Dall, personnage central de cet album avec le peintre Paul Gauguin.

Tout commence sous une chaleur de plomb, comme la mine du dessinateur de bande-dessinée, sur une mer d’un bleu intense mais que l’on dit rouge. Le lecteur est sur le navire du personnage central de cette histoire, le capitaine Hélias Dall, bel homme dont les aventures interlopes et romanesques constituent non seulement la trame mais la condition sine qua non de ce volume. Avec ce personnage, c’est la figure du poète-aventurier Arthur Rimbaud qui est convoquée à en croire Brieg Haslé-Le Gall (p. 72). Pourtant, c’est celle, certes postérieure, d’Henry de Montfreid, autre navigateur-écrivaine et grand pourvoyeurs d’imaginaires, qui nous vient spontanément à l’esprit.

Mais peu importe. Hélias Dall est chargé d’une mission : retrouver le célèbre tableau L’origine du monde de Gustave Courbet et le rapporter à un mystérieux commanditaire ottoman. Pour cela, il se doit de camoufler la toile en dissimulant la composition originale derrière une autre, mission qu’il confie à Paul Gauguin, alors à Pont-Aven. L’intrigue se déroule en 1894, année cruciale pour l’artiste puisque veille de son départ en Polynésie (p. 3.). La goélette d’Hélias Dall appareille donc pour le Finistère, plongeant le lecteur dans un récit d’une poésie presque onirique, mêlant surtout avec une habileté rarement atteinte histoire et fiction.

A la différence d’Etienne Davodeau et Benoît Collombat qui, certes sur une sujet d’une toute autre nature, se cramponnent aux faits et à la stricte chronologie de leur objet2, Bruno Le Floc’h digresse, s’éloigne, invente, pour au final mieux coller au réel. Car là est l’immense paradoxe de ces deux albums. Là où les deux premiers auteurs ne livrent au final qu’une – bonne – œuvre journalistique, le troisième, en ayant recours à l’imaginaire, rend une véritable bande-dessinée d’histoire, interrogeant avec finesse le regard porté sur l’art (p. 6 et 66-67) tout en disséminant de savants hommages qui témoignent d’une parfaite maîtrise du sujet.

Estelle Guille des Buttes-Fresneau rapporte que la case du centre, qui parait de prime abord anodine, cache en réalité un hommage appuyé à Paul Gauguin et à une de ses toiles nommée Bonjour Monsieur Gauguin.

Fiction, histoire, histoire de l’art mais aussi histoire de la réception de l’œuvre se mêlent donc dans cet album d’un rare brio, puissamment servi par deux contributions donnant efficacement toutes les clefs de compréhension de cette belle nouvelle dessinée qu’est ce Paysage au chien rouge. Bref, un livre indispensable qui ne fait que confirmer le potentiel de ce que nous avions appelé il y a quelques temps « l’histoire fictionnelle ». Une démarche qui sied finalement parfaitement bien à Paul Gauguin, artiste postimpressionniste plaidant pour des formes simplifiées aux couleurs suggestives. Comme si la bande-dessinée d’histoire se devait d’être un récit libéré des strictes contraintes chronologiques grâce à la fiction, pour ne retenir que la vérité de moments, de trajectoires, de représentations.

Erwan LE GALL

 

LE FLOC’H, Bruno, Paysage au chien rouge, Lopérec, Locus Solus, 2015.

 

 

 

1 LE FLOC’H, Bruno, Paysage au chien rouge, Lopérec, Locus Solus, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 DAVODEAU, Etienne et COLLOMBAT, Benoît, Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, Paris, Futuropolis, 2015.