Qu’est qu’une BD d’histoire ?

La couverture du dernier album d’Etienne Davodeau, fruit d’une collaboration avec Benoît Colllombat1, est particulièrement frappante : on y découvre le portrait présidentiel de Charles de Gaulle, dans son uniforme de grand maître de la Légion d’honneur, mais maculé de tâches de sang. L’allégorie est ici parfaitement limpide : cet ouvrage entend aborder un sujet des plus explosifs, le Service d’action civique, sorte de boulet accroché à la cheville mémorielle du premier président de la Ve république.

Le SAC et ses méthodes...

Précisons d’emblée que le sujet devrait selon toute vraisemblance grandement intéresser les lecteurs d’En Envor. La Bretagne est en effet régulièrement présente dans les pages de ce volumineux livre, que cela soit par l’intermédiaire de Bretons montés à Paris pendant les Trente glorieuses (p. 123) ou de figures de la vie politique locale comme Olivier Guichard (p. 173-174). On profitera d’ailleurs de l’occasion pour souligner la redoutable efficacité du crayon d’Etienne Davodeau, capable en seulement quelques traits d’une apparente grande simplicité de saisir un visage, un regard ou une attitude, performance d’autant plus remarquable que sont ici croqués de nombreux personnages publics (on pense notamment à Gilbert Collard – p. 102 – décidément toujours fourré dans les mauvais coups) que chaque lecteur sait/peut identifier au premier coup d’œil.

Autre raison pour les lecteurs d’En Envor de s’intéresser à ce Cher pays de notre enfance, le sujet traité par ce volume : le Service d’action civique, à l’origine « simple association créée en 1960 par des fidèles du général De Gaulle comme Jacques Foccart, Alexandre Sanguinetti ou Roger Frey, pour défendre sa pensée et son action » (p. 5) mais devenue rapidement un service d’ordre des plus musclés et aux pratiques de plus en plus douteuses. La trame narrative de l’album est simple et permet de suivre les deux auteurs, Etienne Davodeau et Benoît Collombat, dans l’enquête qu’ils mènent sur ce fameux SAC. On hésitera donc à parler ici de roman graphique tant la démarche entend s’inscrire dans le réel et tourner le dos à la fiction.

Pourtant, pour passionnant qu’il soit, le résultat ne manque pas d’interroger. Il n’existe en effet, à notre connaissance2, aucune étude académique – qu’il s’agisse d’une thèse ou même d’un article charpenté – sur le Service d’action civique. Or le travail d’Etienne Davodeau et Benoît Collombat ne parait pas avoir cette ambition et semble en réalité tendre vers la mise en bulles d’une investigation journalistique de grande qualité.  Il est d’ailleurs probable que le sentiment de manque de mise en perspective que l’on peut ressentir à l’issue de l’album résulte pour partie de cette véritable enquête en immersion. En effet, pour condamnable qu’il soit, le SAC n’est pas le seul groupement plus ou moins politique à procéder à cette époque à des actes de violence, ce que ne manquent d’ailleurs pas de souligner les auteurs en faisant notamment référence au mouvement nationaliste breton (p. 73). De ce point de vue, c’est au final au portrait d’une génération politique – fortement marquée par la Seconde Guerre mondiale – qu’il faudrait s’atteler pour pouvoir réellement évaluer les actions du Service d’action civique. Aussi est-ce pourquoi on reste étonné devant la mansuétude dont font preuve Etienne Davodeau et Benoît Collombat à l’égard d’un Raymond Marcellin, pourtant lui non plus loin d’être exemplaire en la matière (p. 70 et 109).

La ténébreuse affaire Robert Boulin, point essentiel de cet album.

Dire de cet album qu’il nous semble plus relever d’une mise en bulles d’une enquête journalistique que d’une véritable bande dessinée d’histoire n’est pas insinuer qu’il s’agit là d’un mauvais livre. Bien au contraire, nous ne pouvons que le conseiller aux lecteurs d’En Envor. D’ailleurs, il est arrivé à ce site d’évoquer certains volumes qui, pour indéniablement appartenir au genre « BD d’histoire », n’en étaient pas moins peu satisfaisants. Pour autant, il n’en demeure pas moins qu’en reformant ce beau et bon livre on ne peut s’empêcher de se demander ce qui, au final, fait une bande dessinée d’histoire. Et la réponse se situe probablement moins dans le travail des dessinateurs et scénaristes que dans l’aptitude du monde académique à se saisir des sujets dont s’emparent les auteurs de bande dessinée. Comme si, d’une certaine manière, il ne pouvait y avoir de bande dessinée d’histoire sans que ne soit écrite auparavant l’histoire du sujet traité.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 DAVODEAU, Etienne et COLLOMBAT, Benoît, Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, Paris, Futuropolis, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Plusieurs lecteurs nous ont à la suite de cet article indiqué que c'était oublier les travaux de François Audigier publiés en 2003 chez Stock.