Insaisissable Sartre

Le roman graphique que consacrent Mathilde Ramadier et Anaïs Depommier à Jean-Paul Sartre1 est plus qu’un juste et affectueux hommage à l’un des plus brillants intellectuels français de ce siècle, et l’un des plus controversés. C’est un pari ambitieux à l’image de leur sujet : gigantesque et insaisissable.

Un dessin simple mais redoutablement efficace.

D’un point de vue purement formel, ce livre est une véritable réussite. La couverture est rigidement cartonnée, le papier est épais et exhale de délicieuses effluves d’encre, les couleurs sont remarquablement maîtrisées pour donner l’impression d’une ambiance sépia, le dessin est à la fois simple et personnel, d’une efficacité telle que le lecteur se plonge rapidement dans cet ouvrage d’autant plus facile à lire qu’il est d’abord un très bel objet. On nous pardonnera d’insister si longuement sur cet aspect formel mais celui-ci nous semble au contraire d’une grande importance lorsqu’il s’agit de rendre hommage à un homme qui est, avant tout, un amoureux des livres et de la littérature.

Le scénario de ce roman graphique est lui aussi d’une grande habileté puisque si le récit est strictement chronologique, remontant le fil de la vie de Jean-Paul Sartre, il n’est jamais linéaire, prévisible, ennuyeux, y compris pour le lecteur qui connaît la « fin de l’histoire ». C’est là une performance remarquable puisqu’on sait que malgré l’emploi de quelques artifices narratifs, certaines biographies en bande dessinée ne parviennent pas à éviter ce piège de la platitude. C’est au contraire avec plaisir que l’on accompagne Sartre dans son parcours au cœur de l’histoire intellectuelle du XXe siècle, de l’Ecole prétendue normale et dite supérieure (p. 19) au boulevard Saint-Germain, fréquentant Nizan, Merleau-Ponty, Camus, Genet, Jeanson et bien entendu, véritable fil conducteur du volume, Simone de Beauvoir. Et c’est là une des véritables forces de cet album que de donner à voir le véritable bouillonnement intellectuel qui entoure ces quelques individus, à l’influence aujourd’hui difficilement imaginable tant la stature de l’intellectuel parait aujourd’hui avoir perdu de sa splendeur.

Mais, bien entendu, un sujet aussi vaste et complexe à traiter, de surcroît par le prisme de la bande dessinée, conduit nécessairement à des choix, plus ou moins discutables. Si la question de la vie intellectuelle sous l’occupation est ici longuement traitée, il est tout de même étonnant de voir que celle de la guerre et, plus encore, de la captivité, sont laissées de côté alors que, justement, il s’agit d’une période déterminante pour Sartre. En effet, c’est sous les drapeaux puis, plus encore, en camp, qu’il découvre la vie en collectivité, dimension qui aura bien entendu pour la suite une résonnance déterminante. Or, en réduisant la guerre 1939-1940 à la mort de Paul Nizan (p. 61), qui certes l’affecte, le récit en reste au niveau des relations entre intellectuels et laisse au final de côté l’histoire passionnante et essentielle du cours des idées.

Sartre et l'apprentissage délicat de la vie en collectivité.

Et c’est en définitive le reproche majeur que l’on pourrait faire à ce beau volume : tomber dans le piège de l’illusion biographique et trop s’attacher aux relations interpersonnelles entre « grands de ce monde » pour laisser de côté ce qui, au final, reste l’essentiel, c’est-à-dire la pensée. Il est vrai que montrer ce travail intellectuel en train de se faire doit être chose réellement difficile à faire mais l’honnêteté conduit à écrire que l’on aurait aimé lire dans ce roman graphique ce que Margarethe von Trotta montre si bien dans son film sur Hannah Arendt et le procès Eichmann : un.e intellectuel.le en train de travail, de penser et, en définitive, de changer le monde.

Erwan LE GALL

RAMADIER, Mathilde et DEPOMMIER, Anais, Sartre, Une existence, des libertés, Paris, Dargaud, 2015.

 

 

1 RAMADIER, Mathilde et DEPOMMIER, Anais, Sartre, Une existence, des libertés, Paris, Dargaud, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.