Jubilatoire débâcle en BD

Plusieurs ouvrages universitaires sont récemment revenus sur la dramatique année 1940, pointant le paradoxe d’une débâcle qui continuer de hanter historiens et grand public mais demeure globalement assez mal connue, comme plongée dans un « trou noir mémoriel »1. C’est donc à un immense défi que s’attelle Pascal Rabaté avec cette Déconfiture, celui de revenir sur ce qui constitue une période d’autant plus noire de l’histoire de France qu’elle n’est pas sans certains échos2. Car c’est bien au final la question de l’unité nationale, du ciment qui assure la cohésion d’un pays, qu’interroge cette période.

Un langage truculent au service d’un portrait subtile de l’armée française de 1940.

Inutile de ménager un suspens bien mal préservé, le pari est magnifiquement relevé. Cet album constitue en effet un véritable must-read que l’on se doit d’avoir dans sa bibliothèque. Le graphisme épuré, la force du noir et blanc, la puissance des dialogues et du scénario, tout vient rappeler la violence et la complexité de ce début de mois de juin 1940 où l’armée française, celle qui pourtant a remporté la Première Guerre mondiale (p. 39), se retrouve balayée en quelques jours par la force de la Blitzkrieg.

Avec un réel talent, l’auteur revient sur ce pays qui s’effondre sur lui-même, saisi par la peur de la cinquième colonne (p. 11). Particulièrement poignantes sont ces vignettes où le personnage principal – le terme de « héros » est tout sauf adapté à cet album – croise deux religieuses chaussées de « godillots de l’armée » (p. 26). Ce véritable topos des récits de combattants français pris dans la débâcle de 1940 est ici parfaitement amené, Pascal Rabaté évitant la figure imposée de l’érudition historique comme gage de crédibilité au profit de références subtiles, parfaitement maîtrisées. Il en résulte un album d’autant plus efficace qu’il est très agréable à lire.

L’un des points les plus remarquables de cette bande-dessinée est en effet qu’elle est, bien que traitant encore une fois de l’un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire de France, jonchée de traits d’humour. Bien évidemment, il ne s’agit pas de gags à la Gaston Lagaffe ou à la Achille Talon mais de situation absurdes, improbables, où les personnages usent d’un vocabulaire fleuri et sentant bon les dialogues de Michel Audiard. Or c’est précisément cet humour qui permet d’entrer dans la nature même de cet évènement, tellement incompréhensible, impensable, inconcevable qu’il en devient absurde, à la manière de ce fantassin qui pendant tout l’album recherche son unité, le 65e RI de Nantes. La est assurément une des sources essentielles du « trou noir mémoriel » évoqué plus haut dans lequel est plongée cette débâcle de 1940 et gageons que ce remarquable album contribuera, aussi agréablement qu’efficacement, à le combler.

Une violence qui n'est pas cachée au lecteur.

Car en plus d’être une remarquable œuvre, cette bande-dessinée constitue un solide vecteur de transmission que l’on ne saurait trop conseiller. Maîtrisant parfaitement son sujet, l’auteur ne tombe en effet jamais dans le piège d’une vision aseptisée de la Campagne de France, résumée à « 10 mois de belote et six semaines de course à pied » pour reprendre l’expression encore trop souvent accolée à celle que l’on nomme l’armée Ladoumègue, en référence à l’ancien champion de demi-fond. On oublie trop souvent que les morts des mois de mai et juin 1940 – entre 55 000 et 65 000 selon Jean-Pierre Azéma3 – conduisent à des taux de pertes qui tiennent sans rougir la comparaison avec les périodes les plus sombres de la Grande Guerre, quand elles ne les dépassent pas, ce qui témoigne d’un fait trop souvent occulté : malgré la débâcle, on s’est battu en ce printemps 1940, et parfois fort violement. C’est ce que montre avec une grande finesse, et ce dès la première page du reste, cet album, tout en pointant la supériorité aérienne de l’Allemagne (p. 33) et la paralysie du commandement français (p. 89-90 notamment), complètement dépassé par les évènements.

Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, il apparaît que cette Débâcle est le premier tome d’une série. Inutile de préciser qu’on a déjà hâte de lire le prochain volume.

Erwan LE GALL

 

1 MARTENS, Stefan et PRAUSER, Steffen (dir.), La guerre de 1940, se battre, subir, se souvenir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2014 et SANTAMARIA, Yves et VERGNON, Gilles (dir.), Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel ? Paris, Riveneuve, 2015.

2 RABATE, Pascal, La Déconfiture (première partie), Futuropolis, Paris, 2016. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 AZEMA, Jean-Pierre, 1940. L’Année noire, Paris, Fayard, 2010, p. 219.