Plongée dans l’abîme et sortie de guerres du capitaine Tikhomiroff

Pour qui s’intéresse à la Russie et aux mondes slaves de manière plus générale, l’année 1917 est assurément particulière, à la fois chute d’un monde ancien et émergence d’un nouveau qui, porteur d’immenses espoirs, s’avère vite au mieux décevant, au pire lugubre.  C’est précisément dans ces abîmes que nous plongent les souvenirs du capitaine Tikhomiroff mis en bulles par Gaétan Nocq1, un roman graphique à l’allure particulièrement aquarellée et qui constitue une excellente porte d’entrée vers cette période qui, en définitive, interroge non seulement l’onde de choc que constitue la Grande Guerre mais le long processus qu’est la sortie de conflit.

Le point de départ: l'onde de choc de la Grande Guerre.

Alexandre Tikhomiroff n’est un inconnu ni pour les russologues, ni pour les lecteurs d’En Envor. Partageant sa vie entre Meudon et Larmor-Baden, cet ancien combattant de la guerre d’Algérie qui a déjà publié ses souvenirs d’Afrique-du-Nord en bulles s’attaque désormais à ceux de son père, passé de l’armée tsariste de la Grande Guerre à la France en passant par les troupes de l’armée blanche et un court séjour dans les rangs rouges. Encore une fois, l’association avec Gaétan Nocq fonctionne bien et accouche d’un album qui se lit fort agréablement, grâce notamment à une ambiance graphique merveilleusement travaillée, et dans un style qui, d’ailleurs, n’est pas sans évoquer le trait de l’excellent Olivier Supiot.

Le récit est prenant et alterne séquences résumant efficacement le contexte historique (p. 161) et péripéties de nature à capter l’attention du lecteur. L’ambiance est glaçante – sans mauvais jeu de mots – et la misère présente absolument partout, ce qui indéniablement donne de la force au propos de l’auteur. Certes, on pourra çà et là sourciller sur tel ou tel point de détail – la mitrailleuse Maxim est sans doute plus associée à l’armée allemande qu’à la britannique qui emploie des Vickers (p. 23) – mais l’essentiel à retenir de ce roman graphique n’est évidemment pas là.

Là où l’interprétation par Gaétan Noc des souvenirs du capitaine Tikhomiroff racontés par son fils Alexandre, publiés une première fois en 20052, fait merveille c’est dans sa capacité à rendre compte de ce que la Grande Guerre bouleverse en Russie. L’effondrement complet des structures étatiques (p. 86-87 notamment) est clairement perceptible et, par ricochet, rappelle combien un pays comme la France a pu être solide en comparaison de cet immense territoire. Certes, le propos de l’album n’est pas à prendre au pied de la lettre car il s’agit d’une mise en bulles d’un témoignage, donc d’un propos éminemment subjectif qu’il convient donc d’analyser comme tel. Pour autant, il n’en demeure pas moins que certains passages rappellent efficacement le bouleversement géopolitique qu’entraîne la Première Guerre mondiale dans les confins orientaux de l’Europe avec, notamment, la disparition des empires russes et ottoman (p. 176).

Très subtilement, le travail graphique de Gaétan Nocq plonge le lecteur dans l'effondrement d'un pays en train de s'entre-déchirer.

Et c’est sans doute là que ces souvenirs du capitaine Tikhomiroff sont les plus stimulants. Car en ne parvenant à s’installer en France qu’en 1926, après avoir quitté la Russie, transité par des camps de réfugiés puis la Bulgarie, ce roman graphique invite à considérablement dilater l’ampleur chronologique de la sortie de guerre. A considérer du reste que, la douleur de l’exil s’ajoutant au traumatisme du conflit, cet officier se soit un jour échappé de ce passé.

Erwan LE GALL

NOCQ, Gaétan, Capitaine Tikhomiroff, Saint-Avertin, La Boite à Bulles, 2017.

 

 

1 NOCQ, Gaétan, Capitaine Tikhomiroff, Saint-Avertin, La Boite à Bulles, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 TIKHOMIROFF, Alexandre, La Tasse de thé, Paris, L’Harmattan, 2005.