Comprendre la guerre d’Algérie

Véritable réussite que cette mise en roman graphique des souvenirs de la guerre d’Algérie d’Alexandre Tikhomiroff par Gaétan Nocq1. Servi par un dessin très sombre qui justement contraste grandement avec ce Soleil brûlant en Algérie qui frappe les protagonistes, le livre revient sur l’expérience traumatisante d’un appelé du contingent. Ce faisant, il expose une passionnante et originale clef de compréhension de ce conflit qui, sporadiquement, à l’occasion de crises aussi brèves que violentes, revient hanter l’espace public.

La guerre d’Algérie ou la confrontation à la doctrine de l’insécurité permanente.

Classiquement, le volume débute par l’incorporation à Vincennes (p. 8) puis la traversée de la Méditerranée (p. 11), à bord du Ville d’Alger, un navire construit aux chantiers de Saint-Nazaire. Viennent ensuite les classes, prologue d’un récit chronologique scindé en quatre grandes parties : la vie de caserne, en l’occurrence à l’école militaire d’infanterie de Cherchell, la sécurisation des exploitations des riches propriétaires terriens du secteur, puis les opérations armées qui heurtent frontalement l’euphémisme que constitue l’expression « opérations de maintien de l’ordre » et enfin la démobilisation et l’impossible sortie de conflit. La dynamique de l’ouvrage est en réalité double puisqu’à celle de l’expérience vécue par Alexandre Tikhomiroff répond celle de la guerre d’Algérie elle-même, comme dans une subtile mise en abime.

Le récit est l’occasion d’instantanés puissamment évocateurs, comme lorsqu’il s’agit de mettre en évidence la ségrégation socio-spatiale qui régit un espace aussi cloisonné que la caserne – et notamment au mess des officiers (p. 102 et suivantes). De même, en ce qui concerne les trois frères Tripier, propriétaires d’une grosse exploitation viticole et arboricole dont le portrait, à coup sûr, ne manquera pas de faire grincer certaines dents (p. 98-99 notamment). L’ennemi, lui, est à la fois omniprésent et invisible : « Les anciens m’avaient dit : si tu entends des bruits, tu ne tires pas, ce sont des chats ; et si ce ne sont pas des chats, tu es si près que tu seras descendu dès que tu bougeras » (p. 30). Et puis il y a l’absurdité de la vie militaire qui, au gré de tâches vides de sens et/ou ubuesques (p. 66-67), ne fait que renforcer l’ennui profond (p. 40-41).

La situation est d’autant plus éprouvante pour les hommes que beaucoup ne la comprennent pas. Et c’est là une des véritables forces de cet ouvrage que de revenir sur l’incompréhension de bon nombre des acteurs de cette guerre, sujet assez difficile à traiter en histoire tant les archives sont – par définition – rares. Dans les bulles de Gaétan Nocq, Alexandre Tikhomiroff le rappelle pourtant très explicitement à propos des appelés du contingent (p. 83):

« Il y avait ceux qui se foutaient de la guerre en cherchant la planque et en pensant uniquement à rentrer chez eux ; c’étaient les plus heureux. Ceux qui se remuaient les méninges avec un tas de questions : pourquoi suis-je ici ? Pour quoi faire ? Ceux-là en bavaient. »

Et de conclure quelques pages plus loin (p. 90-91) qu’à la question « pourquoi je suis ici ?, chacun finissait par avoir une réponse presque collective, avec toutes les nuances possibles ».

Un dessin faussement imprécis qui, d’une grande efficacité, se révèle puissamment évocateur.

Ce constat est d’autant plus intéressant, et stimulant, qu’il contraste largement avec l’engagement d’Alexandre Tikhomiroff qui lui, de retour à Paris, prend fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie et se trouve confronté aux violences de l’OAS d’une part, de la police d’autre part. Bref, un roman graphique subtil et particulièrement stimulant qui en plus de plonger le lecteur dans les affres de cette « sale guerre » invite à s’interroger sur la compréhension qu’ont les acteurs de cette histoire dont ils sont un des infimes rouages.

Erwan LE GALL

 

NOCQ, Gaétan (d’après le récit de TIKHOMIROFF, Alexandre), Soleil brûlant en Algérie, Paris, La Boite à Bulles, 2016.

 

1 NOCQ, Gaétan (d’après le récit de TIKHOMIROFF, Alexandre), Soleil brûlant en Algérie, Paris, La Boite à Bulles, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. Pour prolonger ce livre on pourra également renvoyer à TIKHOMIROFF, Alexandre, Une caserne au soleil, SP 88469, Paris, L’Harmattan, 2009.