Renverser les fronts

 

 

S’il est un reproche que l’on peut aisément formuler à l’endroit d’En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, c’est de ne pas suffisamment parler de la guerre d’Algérie. Aussi la publication récente, sous la direction de V. Joly et P. Harismendy, d’actes d’une journée d’études organisée en septembre 2012 à Saint-Brieuc et consacrée aux sorties de la guerre d’Algérie constituait-elle pour nous une excellente opportunité pour tenter de rattraper notre retard1.

Un conflit secondaire ?

Bien entendu, il aurait été possible pour l’équipe d’En Envor de justifier cette situation éditoriale par une importance moindre de ce conflit, comparativement aux deux guerres mondiales. C’est d’ailleurs plus ou moins la position que défend C. Bougeard dans ce volume lorsque, examinant la vie politique bretonne entre 1958 et 1962, il avance que ce conflit ne peut être tenu pour le facteur unique de la recomposition à l’œuvre lors de ces quatre années : « Il faudrait tenir compte des mutations économiques et sociales en cours dans une région agricole confrontée à l’entrée dans le marché commun de l’Europe des Six et à la modernisation de ses structures, mais aussi agitée par de violentes manifestations paysannes en 1961 et 1962 » (p. 156).

Le cours de Bretagne à Bône, aujourd'hui Annaba. Carte postale (détail). Collection particulière.

On peut voir, là encore, le décalage entre l’histoire et une médiatisation mémorielle qui, ces dernières années encore, des polémiques entourant le choix du 19 mars comme date commémorative à la question de la torture, ne cesse de participer de la présence de la guerre d’Algérie dans l’espace public. Il est d’autant plus indispensable de la prendre en compte qu’elle est quasiment consubstantielle à ce que l’on a longtemps désigné sous l’expression « d’opérations de maintien de l’ordre ». Réclamant la qualité de combattant pour les appelés du contingent envoyés en Afrique nord, la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie se distingue ainsi dès sa création par un intense lobbying législatif mais aussi par une politique qui, de l’érection de stèles départementales et nationales à la dénomination de ronds-points, places et rues du 19 mars ou des combattants d’Afrique du nord, contribue à ancrer le conflit dans le paysage mémoriel français. Or, l’un des moyens de parvenir à ses fins, notamment par rapport aux précédentes générations du feu, est, et ce de manière assez classique d’ailleurs, est de pratiquer l’inflation des morts2, de manière à rappeler qu’en Algérie, c’était bien la guerre. Quiconque a pu participer aux travaux relatifs à la constitution d’une liste des noms devant figurer sur un mémorial départemental sait quels sont les enjeux à l’œuvre dans de telles situations et on ne peut donc que sincèrement s’étonner de voir repris dans cet ouvrage, sans aucune perspective critique, les données quantitatives fournies par une association, en l’occurrence la FNACA, alors qu’il est de notoriété publique qu’elles sont gonflées (p. 141).

Cette – importante – réserve émise, nous ne pouvons qu’inciter le lecteur à se plonger dans cet indispensable volume. En effet, même si à l’échelle de la Bretagne la guerre d’Algérie est sans doute un conflit d’importance secondaire, elle n’est pas sans effets. F. Prigent montre d’ailleurs parfaitement comment « l’onde de choc de la sortie de la guerre d’Algérie s’apparente à un évènement matriciel qui accélère la crise des socialismes bretons, les crises des socialistes en Bretagne » et l’émergence de nouvelles générations militantes (p. 177).

Changer la focale

Mais ce n’est pas tant dans la guerre d’Algérie elle-même que réside l’intérêt de cet ouvrage que dans la manière de l’approcher. Et l’on se doit de souligner ici avec insistance l’approche recommandée par P. Harismendy, génial changement de focale dont la pertinence dépasse – et de très loin – les simples contours chronologiques de ce conflit (p. 9) :

« Curieuse, à cet égard, est la naissance sémantique d’un récent warfare, en tant que fait social total – et décalque du welfare [state] en tant qu’état de service social – sans la contrepartie d’un peacefare. Pourtant, si la Frieddensfähigkeit ou état de paix s’établit, en période de conflit, dans un rapport intellectuel à la normalité – référé à un avant ou un après plus ou moins mythifiés d’idéal ou de bonheur –, on sait combien est illusoire cet équilibre. A côté de cela, on sait mal mesurer ce qu’il faut bien nommer une entrée en paix. »

Courte – cinq pages – la réflexion liminaire de P. Harismendy est de ces propos qui, bien qu’étant d’une simplicité déconcertante, déstabilisent grandement tant ils conduisent à un complet renversement des fronts. Bien évidemment, il est toujours possible de discuter la portée philosophique du verbe et d’argumenter pour savoir si c’est bien la paix ou la guerre qui, in fine, correspondent à la normalité de nos sociétés contemporaines, réflexion qui aboutirait sans nul doute à la sempiternelle interrogation sur la bonté originelle, ou non, de l’Homme. Mais là n’est pas la démarche qui est la plus intéressante pour l’historien qui, luxe suprême, peut concilier les deux grilles de lecture en envisageant cette fin de conflit algérien à la fois comme une sortie de guerre et une entrée en paix. Bref, c’est ni plus ni moins à une historiographie stéréophonique que nous invite P. Harismendy et il est à espérer que nombreux seront les chercheurs à emboiter ses pas dans les années à venir tant ce changement de focale nous semble prometteur.

Lors d'une opération du 3e régiment de parachutistes en Algérie. Collection particulière.

Au prisme de l’OAS, ces questions de la sortie de guerre ou de l’entrée en paix se posent ainsi avec une grande acuité puisque, précisément, la situation entérinée par les accords d’Evian est refusée par le groupuscule terroriste. Et O. Dard de remarquer que c’est à partir de 1964 que la transition s’amorce au moyen, notamment, d’initiatives visant à commémorer le « martyr » de Bastien-Thiry et d’autres figures mortes pour la cause de l’Algérie française (p. 53-55). Il est d’ailleurs frappant de remarquer combien cette communication fait écho à celle de D. Lavrut relative aux Pieds-noirs puisque c’est l’acquisition d’une culture politique propre, culture dont les revendications mémorielles sont par ailleurs un des moyens d’expression, qui apparaît comme l’un des éléments déterminants du processus de transition (p. 139). Semblable remarque peut d’ailleurs être formulée à propos de l’article de P.-J Le Foll-Luciani puisque l’algérianité d’Etat qui se construit après 1962 se définit par rapport à l’Islam, sonnant ainsi le glas de l’appartenance des Juifs anticolonialistes au nouvel état (p. 57-68). Une clef essentielle du processus serait donc d’ordre culturel.

Mais peut également être envisagée la question des outils favorisant ce changement. Sans pour autant opter pour une grille de lecture marxienne où l’économie serait le premier des facteurs, force est néanmoins d’admettre que plusieurs des leviers avancés par cet excellent volume collectif  relèvent de ce domaine. C’est ainsi ce que démontre M. Coppin à propos de la Côte d’Opale qui, dans un premier temps très dépendante de sa relation commerciale avec l’Algérie, peut rapidement se tourner vers d’autres débouchés, notamment en Grande-Bretagne et en Europe-du-Nord (p. 153). C’est aussi ce que rappelle Y. Scioldo-Zürcher en revenant sur l’administration créée ex-nihilo pour prendre en charge le rapatriement des Français d’Algérie. On est d’ailleurs frappé de constater à ce propos combien le dispositif mis en place parait hérité non de la Seconde (p. 11) mais de la Première Guerre mondiale : même travail de « reconnaissance » afin de déterminer qui est ou non potentiellement bénéficiaire de la solidarité nationale (p. 71), même organisation administrative à la fois dyarchique et extrêmement centralisée (p. 74), même prise en charge financière afin de neutraliser les risques nés du conflit (p. 76)3. Car il convient de ne pas s’y tromper. Pour Y. Scioldo-Zürcher « la politique d’insertion [menée par le gouvernement] cherche clairement à organiser le retour à la paix de la société française ». Et d’ajouter, définitif, que le pouvoir politique d’alors « sait pertinemment qu’en ne donnant pas aux rapatriés les moyens de leur réinstallation, il risque de compromettre la paix sociale du pays » (p. 77).

Carte postale floklorique éditée à l'occasion du «rassemblement mondial des rapatriés d'Algérie» en 1987 à Nice. Collection particulière.

En définitive, si l’ouvrage collectif dirigé par V. Joly et P. Harismendy est de ceux qu’il convient impérativement de connaître, c’est moins du point de vue de l’importance de la guerre d’Algérie dans l’histoire contemporaine bretonne – encore que suivant les angles celle-ci puisse se révéler parfois assez décisive – que du fait du complet changement de focale qu’il propose. Au final, c’est bien l’horizon culturel qui parait ici décisif en influant, notamment, sur le choix d’armes caractéristiques d’un état de paix ou de guerre. Une conclusion qui mérite d’être discutée, mise en perspective et surtout travaillée à la lumière de bien d’autres conflits.

Erwan LE GALL

JOLY, Vincent et HARISMENDY, Patrick (Dir.), Algérie sortie(s)s de guerre 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

 

1 JOLY, Vincent et HARISMENDY, Patrick (Dir.), Algérie sortie(s)s de guerre 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette notion on renverra notamment à REY, Didier, « La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°121, janvier-mars 2014, p. 47-57.

3 Pour une étude de cas relative à la Première Guerre mondiale on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, La courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, 2014, p. 198-208.