Eléments pour une histoire de l’inflation des morts

 

 

La publication de recensions d’articles n’est habituellement pas dans les usages des revues, comme si celles-ci craignaient d’offrir de la sorte une belle campagne publicitaire à leurs concurrents. Pourtant, certains articles, de par leur concision et la sècheresse de leur propos, valent parfois mieux que de volumineux ouvrages. De plus, il y a des idées qui ne peuvent faire l’objet d’un livre entier mais constituent au contraire une magnifique problématique pour un écrit de moindre dimension. Aussi est-ce pourquoi En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne déroge à la tradition et recense, épisodiquement, des articles qui paraissent importants aux yeux du comité de lecture.

Après la brillante interrogation d’E. Debruyne sur l’opérabilité du concept de résistance à la Première Guerre mondiale, le hasard a voulu que ce soit à nouveau une contribution de Vingtième Siècle, Revue d’histoire, qui bénéficie d’une recension dans ces colonnes. Si il est encore une fois question de la Grande Guerre, point de comparaison ici sur le temps long mais avec un espace bien différent de la Bretagne, et qui justement l’intéresse au plus haut point, la Corse1.

Chacun connait l’enjeu mémoriel que constitue le nombre de Bretons morts pour la France entre 1914 et 1918. Les débats autour des 240 000 traduisent toute l’ambivalence de ce chiffre qui serait considéré par l’opinion publique comme recevable tant qu’il flatte la fierté de la petite patrie mais qui cesserait de l’être à partir du moment où il s’attaque à la grande. Autrement dit, 240 000 morts pour la France oui, 240 000 mort par elle, non ; dialectique qui explique à la fois le peu de prise sur les masses du discours séparatiste de Breiz Atao et consorts et, a contrario, les nombreux engagements bretons au sein de la Résistance et, notamment, des Forces françaises libres.

Le monument aux morts de Venaco, en Haute-Corse. Wkicommons.

Or c’est précisément à cet objet historique que constitue l’inflation des morts que s’attaque, pour la Corse, Didier Rey dans ce numéro de Vingtième Siècle. Mais avant même d’entrer dans le détail du propos de ce maître de conférences habilité de l’Université de Corse, il convient de rappeler l’importance que revêt pour l’histoire de la Bretagne la publication de cet article dans une revue aussi prestigieuse que celle dirigée par O. Wieviorka et J.-P. Rioux. En effet, il ne sera dès lors plus possible de faire de cette région un cas à part, le supposé particularisme breton de l’inflation des morts étant désormais étudié pour une autre région : l’île de Beauté. Cette idée, que nous suggérions il y a peu avec Y. Lagadec et M. Bourlet2, bénéficie donc d’une étude de cas très intéressante avec la Corse, initiative qui, espérons-le, seras prolongée par des enquêtes similaires concernant le Pays basque, la Catalogne, l’Alsace, le Nord ou, pourquoi pas encore, l’Auvergne, pour ne rester que dans l’espace hexagonal.  

En Corse, le nombre de morts tués pendant la Première Guerre mondiale oscille entre 8 007 et 48 000, ce qui représente un différentiel considérable. Le rapport est ici de un à six et non du simple au double comme on l’observe généralement en Bretagne.

Là aussi, les stéréotypes de la corsitude que l’on peut observer durant le conflit ne se forgent pas avec la mobilisation générale mais se révèle à partir d’août 1914 sur des bases construites tout au long des années 1870-1910. L’année terrible joue un rôle très important dans l’établissement de ces représentations, D. Rey n’hésitant pas à parler de véritable vague de « corsophobie » (p. 50) à la suite de la chute du Second Empire.

Dès lors, l’inflation des morts doit d’abord se comprendre dans le cadre d’une logique de  proclamation de fidélité à la grande patrie (p. 51-52). Là encore, rien de très original puisque qu’un tel phénomène s’observe en Bretagne. Ainsi, selon la belle formule de D. Rey, le nombre des Corses tombés pendant le conflit symbolise « le patriotisme sourcilleux des insulaires » (p. 52) et s’insère probablement dans une sorte de compétition interrégionale au sein même de l’espace français. Mais cette idée est indissociable, dans le climat de forte tension socio-économique de l’après-guerre, de celle de l’émergence d’une dette qui serait contractée par Paris à l’égard de ses provinces valeureuses (p. 53). Celle-ci est d’ailleurs gravée de manière subliminale dans le marbre des manuels scolaires insulaires comme le rappelle cet extrait d’un cours élémentaire et moyen de 1924 (p. 52) :

« [La République] a tracé le programme de l’œuvre à accomplir pour faire de la Corse un département prospère. La Grande Guerre de 1914 l’a retardée, mais elle sera reprise, car les Corses l’ont méritée par leur conduite héroïque sur les champs de bataille [….]. »

Le monument aux morts de Cargese, en Corse du Sud. Carte postale (détail). Collection particulière.

Comme en Bretagne, cette mémoire victimaire de la Première Guerre mondiale s’incarne dans une figure de fusillé pour l’exemple. Ici, Joseph Gabrielli fait écho à François-Marie Laurent, fusillé originaire de Mellionnec dans les Côtes-du-Nord réhabilité en 1934 Notons d’ailleurs qu’ici la question linguistique semble de première importance (p. 57) pour qu’un fusillé devienne le support de cette culture victimaire. Ainsi, en Bretagne, malgré l’injonction de la Cour de justice de Paris de « décharger sa mémoire de la condamnation prononcée », le souvenir d’Elie Lescop, jeune fantassin morbihannais parfaitement francophone, demeure très confidentiel3.

Un point doit néanmoins être relevé à propos de la Corse, dimension qui confère à cette île une spécificité dont la Bretagne ne peut se prévaloir. En effet, la mémoire de la Première Guerre mondiale s’insère là-bas dans une concurrence non pas duale mais triple puisque les prétentions irrédentistes italiennes ne sont pas sans influer sur l’inflation des morts. Ce sont d’ailleurs elles, plus que la « dette » à l’égard de la France, qui en sont la source ; le paroxysme étant atteint en octobre 1933 lors de l’inauguration de la Borne de la Terre sacrée, non loin d’Ajaccio, monument sur lequel figure une plaque faisant mention de 48 000 morts. Dans ce cadre, l’inflation des morts est autant une exaltation du patriotisme corse qu’une mise en exergue des liens qui unissent l’île à la France, contre les prétentions de Mussolini (p. 53-54). Mais pour Rome, bien entendu, le nombre de mort se trouve être un outil politique évident pour saper l’autorité de Paris sur l’île (p. 54-55).  Une tendance que le mouvement autonomiste sait accorder à son propre discours, le nombre de morts venant alors appuyer « l’argumentaire d’une île oubliée par la France, cette dernière seulement préoccupée de trouver en Corse de la chair à canon et des administrateurs pour ses colonies  » (p. 54). Et on notera à ce propos avec intérêt la tendance à la décrue qu’observe l’auteur à partir des années 1980, véritable combat à fronts renversés puisque la réduction du nombre des morts apparait alors comme un moyen de réduire la portée du discours des nationalistes (p. 56).

 

En définitive, il s’agit là d’un article important pour quiconque s’intéresse à la mémoire de la Première Guerre mondiale mais aussi, et peut-être même surtout, aux questions des appartenances régionales. Ce faisant, D. Rey confirme, si besoin était d’ailleurs, que la Bretagne n’est en aucun cas unique du point de vue de son souvenir de la Grande Guerre.

Erwan LE GALL

REY, Didier, « La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°121, janvier-mars 2014, p. 47-57.

 

1 REY, Didier, « La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°121, janvier-mars 2014, p. 47-57. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet article seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

3 Journal officiel de la République française, 4 décembre 1934, p. 11881-11882.