19 mars : vers une crise figée ?

Il y a trois ans, nous écrivions dans ces mêmes colonnes que la date du 19 mars comme journée de commémoration de la guerre d’Algérie et des combats de Tunisie et du Maroc « relevait d’une histoire en mouvement », assertion qui souligne par ailleurs combien la question des sorties de conflits est pertinente1. La polémique née de la tribune publiée le 17 mars 2016 par Nicolas Sarkozy  dans le Figaro a contribué, à la faveur d’un contexte particulier, à conférer à cette commémoration un écho médiatique qu’elle n’a eu ni en 2014, ni en 2015. Or ce qui semble de prime abord s’apparenter à une énième crise du douloureux souvenir de la guerre d’Algérie parait au contraire participer d’une cristallisation routinière des positions.

Carton diffusé sur le compte Twitter de l'Elysée.

C’est donc par un texte intitulé «Choisir la date du 19 mars, c'est entretenir la guerre des mémoires» que Nicolas Sarkozy a – habilement – créé l’événement. Sans prétendre à en livrer une analyse complète, celui-ci appelle néanmoins quelques remarques. En effet, et cela n’aura échappé à personne en cette période de pré-campagne présidentielle et de course à la primaire, le recours à une référence politique ne doit rien au hasard et s’explique ici par une stratégie politique. En d’autres termes, la mémoire se révèle encore une fois l’outil politique du temps présent, la cible de Nicolas Sarkozy étant bien évidemment François Hollande et sa décision de participer aux cérémonies au mémorial national du quai Branly, à Paris. Rappelons d’ailleurs que la réponse de la gauche fut tout aussi politique, le Secrétaire d’Etat aux anciens combattants et à la mémoire – poste donc doublement politique si l’on en juge par cet intitulé – se référant dans une tribune publiée elle dans Le Monde au fameux discours de Dakar encourageant « les Africains à entrer dans l’histoire ». Œil pour œil, dent pour dent.

Sans prétendre à l’expertise du politiste, il convient également de dire quelques mots de la stratégie de l’ancien chef de l’Etat, plus que jamais adepte du clivage, comme pour mieux se démarquer d’un personnel politique qui pourrait apparaître comme toujours plus fade aux yeux d’une opinion publique désabusée. En effet, loin d’être transgressive, et donc neuve, moderne, « décomplexée » arguerons certains, la position de Nicolas Sarkozy s’inscrit au contraire dans une stratégie électoraliste très ancienne visant à moissonner les suffrages des harkis, des rapatriés et de leur familles, groupes généralement identifiés comme votant à droite. Que la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie (FNACA), principale association à porter la mémoire du 19 mars 1962 et d’une manière plus générale le souvenir des appelés du contingent, soit elle plus à gauche ne vient bien évidemment que conforter ce calcul. Aussi, loin d’être en rupture, la position de Nicolas Sarkozy en ces commémorations de 2016 est non seulement attendue mais extrêmement classique, pour ne pas dire traditionnelle. Toute la maestria politique consiste alors, à l’instar de ce qu’a très bien su faire Jacques Chirac en son temps, à concilier cette position avec la captation d’un héritage sur ce point résolument antagonique mais électoralement parlant prépondérant, celui du gaullisme.

L’écho médiatique ayant entouré ces commémorations du 19 mars 2016 doit donc être profondément nuancé, la polémique ayant fait les gros titres de la presse résultant moins d’une évolution, d’une rupture dans l’histoire de la mémoire de la guerre d’Algérie que d’un contexte particulier, celui de l’élection présidentielle de 2017. Cette précision parait d’autant plus essentielle qu’en province, et tout particulièrement en Bretagne, la situation est bien différente de ce qui peut  prévaloir à l’intérieur du triangle parisien composé des états-majors politiques, du gouvernement et des rédactions des médias mainstream. Ayant un passif bien spécifique avec la décolonisation, le quotidien Ouest-France est à cet égard une lecture des plus instructives puisque la polémique n’y est évoquée qu’en pages politiques, et donc nationales, mais avec un parti pris certain, en conformité d’ailleurs avec la réalité de son lectorat. C’est ainsi dans l’édition du 19 mars 2016 le portrait d’un ancien appelé du contingent revenu traumatisé de son service en Algérie qui s’étale en dernière page du journal, l’une des plus lues, article participant assurément d’une mémoire victimaire en symbiose avec le message porté par la FNACA2.

Au mémorial en hommage des morts des combats en Afrique du Nord à Rennes. Cliché publié par Ouest-France pour illustrer les commémorations du 19 mars 2016.

   Le contraste avec les pages intérieures n’est que plus frappant. Point de polémiques autour des monuments aux morts des chefs-lieux de départements ou de cantons mais quelques porte-drapeaux parfois entourés de solaires venus accompagner le maire, parfois le représentant de l’Etat, en quelques cas exceptionnels des troupes ainsi que quelques élus, le tout sous le regard d’un public résolument clairsemé. Même dans un département comme l’Ille-et-Vilaine, intéressant en ce que l’Union nationale des combattants, plutôt à droite, y est largement majoritaire, la polémique est absente. Et pour tout dire, non seulement les brèves des localiers n’évoquent aucune tension particulière mais paraissent en tous points semblables à celles publiées les années précédentes.

C’est donc avec l’esprit de nuance qu’il conviendra de faire l’histoire de ce 19 mars 2016, en conservant notamment à l’esprit les travaux d’Antoine Prost qui rappellent que le monde des anciens combattants est avant tout provincial, pour ne pas dire villageois et rural3. Cette remarque, qui s’applique aussi bien aux poilus de 1914 qu’à leurs petits-enfants appelés en Algérie, explique par ailleurs la distorsion que l’on a évoquée en ces lignes. Loin d’être en rupture, comme un énième soubresaut d’une mémoire d’un passé qui ne passe pas, ce 19 mars 2016 parait bien au contraire caractéristique d’un souvenir qui se fige sur des positions de plus en plus cristallisées.

Erwan LE GALL

 

 

1 Dans le cas présent on ne peut que renvoyer à JOLY, Vincent et HARISMENDY, Patrick (Dir.), Algérie sortie(s)s de guerre 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

2 « Les années d’Algérie qui n’ont pas tout dit », Ouest-France, n°21794, 19-20 mars 2016, non paginé.

3 PROST, Antoine, Les anciens combattants 1914-1940, Paris, Julliard, 1977.