Les rues du 19 mars 1962

Si l’encyclopédie en ligne Wikipédia n’est pas exempte de reproches, notamment en ce qui concerne la fiabilité et la certification des contenus, on peut néanmoins souligner l’originalité de certaines de ses notices. Tel est par exemple le cas de celle répertoriant, en Bretagne, les rues du 19 mars 1962, en référence à la date du cessez-le-feu lors de la guerre d’Algérie en application des accords d'Evian.

Carte postale commémorative. Collection particulière.

Bien entendu, il y aurait sur ce point beaucoup à rajouter et/ou à préciser. Car le 19 mars 1962 n’est pas qu’un simple anniversaire. Cette date se trouve au cœur de profonds enjeux de mémoire qu’il convient de rappeler. Porté essentiellement par une association, la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (FNACA), le 19 mars renvoie fondamentalement au souvenir des appelés du contingent. En ce sens, cette mémoire s’oppose à celle d’autres groupes tels que, par exemple, les harkis, qui avancent pour leur propos le nombre important de morts survenant après cette date. Sans entrer dans une histoire que rend encore plus complexe des groupes tels que l’OAS, avançons juste que cette impossibilité à trouver, jusqu’à une époque récente, une date consensuelle de commémoration témoigne d’une sortie d’autant plus difficile de conflit que l’Algérie fut longtemps relayée au simple rang d’évènements avant d’accéder au statut de guerre1.

L’installation de la date du 19 mars 1962, jusqu’à son inscription au calendrier commémoratif légal, compte parmi les grands chevaux de bataille de la FNACA. Et, sans porter de jugement sur le bienfondé ou non de cette revendication, il n’est pas inintéressant d’examiner les moyens mis en œuvre pour ce faire. Bien entendu, comme toute association d’anciens combattants, la FNACA organise de nombreuses manifestations récréatives – méchouis, concours de boules, voyages, thés dansants…. – qui, d’une certaine manière, sont autant d’occasions de sensibiliser autour de cette date. Sans contestation possible, les anciens d’Algérie méritent leur appellation de troisième génération du feu en se plaçant, du point de vue de l’activité associative, parfaitement dans le sillage de leurs aînés des deux conflits mondiaux dont, réalité démographique oblige, ils prennent souvent le relais sur le plan local. Car c’est une donnée qu’il convient de ne pas oublier : si au niveau national la FNACA compte parmi les associations qui entretiennent des rapports réguliers avec le Ministère puis le Secrétariat d’Etat aux anciens combattants, menant ainsi, et notamment par le biais de son journal L’Ancien d’Algérie une véritable action politique, c’est bien dans les villages, dans les cantons, que l’action des comités locaux s’incarne. C’est d’ailleurs là une arme essentielle qu’ils ont entre leurs mains : se revendiquer de plusieurs centaines de milliers d’adhérents qui sont autant d’électeurs… A cet égard, il n’est sans doute pas incongru d’évoquer à ce propos une mémoire d’en bas, comme peut l'être celle de la Grande Guerre.

Mais, pour ancrer le 19 mars 1962 dans la mémoire collective et imposer leur souvenir face à d’autres représentations divergentes, les anciens combattants de la FNACA ne comptent pas que sur les manifestations festives. Bien entendu, chaque 19 mars, ils réunissent plusieurs dizaines de porte-drapeaux lors de commémorations à laquelle assistent les élus en faveur de cette date. Cependant, de telles initiatives apparaissent rapidement insuffisantes en ce qu’elles touchent peu les populations civiles, en d’autres termes les personnes n’étant pas directement concernées par cette question. En conséquence, la FNACA décide de suivre l’exemple de deux associations patriotiques, le Souvenir français et l’Association des anciens combattants de Flandres-Dunkerque 1940, qui prennent très tôt le parti d’inscrire leur mémoire dans l’espace public par l’intermédiaire des dénominations de voies et places publiques. C’est ainsi qu’à la demande des comités locaux de la FNACA, de nombreuses municipalités décident de dénommer une rue, une place ou un rond-point du 19 mars 1962, date dès lors inscrite non dans le marbre mais sur une ô combien symbolique plaque émaillée bleue. D’ailleurs, tous les mois, L’Ancien d’Algérie se fait l’écho de ces décisions et publie de petits reportages photographiques relatant l’inauguration de la voie en question.

Collection particulière.

On l’aura compris, cette date n’est pas qu’une simple question de mémoire mais relève, bien entendu, de considérations d’autant plus politiques que la FNACA est une association plutôt ancrée à gauche. Or, pour revenir à la Bretagne, on ne peut qu’être étonné de découvrir sur la notice wikipédia qu’il n’y a qu’une seule rue du 19 mars 1962 à Breteil là où le département du Morbihan, pourtant solidement ancré à droite dans sa partie orientale, en compte 24. Sans doute y aurait-il là matière à une belle enquête, mêlant à la fois géographie politique et étude ciblée de l’activité des comités  locaux de la FNACA…       

Erwan LE GALL

 

1 Sur cette question on pourra renvoyer à JOLY, Vincent et HARISMENDY, Patrick (Dir.)Algérie sortie(s)s de guerre 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.