Du coup de poing en histoire

 

 

 

Le livre que consacre Jacques Thouroude au traitement de la question coloniale par le grand quotidien breton Ouest-France est un véritable coup de poing1 et il convient, malgré les réserves que l’on peut éprouver vis-à-vis de cet ouvrage, de saluer le courage de l’auteur et de son éditeur, les éditions Goater, à qui l’on doit plusieurs ouvrages passionnants sur l’histoire politique bretonne qu’il s’agisse des mouvements féministes ou écologistes2. Traiter d’un tel empire médiatique et financier n’est en effet pas sans risque et l’on ne s’étonnera pas du faible écho rencontré par ce volume, dont il n’a été possible de lire que peu de recensions.

Un livre militant

Pour En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, en rendre compte relève au contraire de l’évidence. Si nous ne partageons pas nécessairement toutes les conclusions de Jacques Thouroude et pointerons ci-dessous quelques faiblesses du volume, force est néanmoins d’admettre qu’il y a là un véritable – et dense – travail de recherche dont les historien.e.s qui se pencheront à l’avenir sur l’histoire de Ouest-France ne pourront pas faire l’économie. En quelques 400 pages, l’auteur se propose en effet de relire la période 1945-1962 au prisme du quotidien breton, journal qui tous les jours proclame fièrement sa devise en « une » : Justice et Liberté.

Le port d'Alger au début des années 1950. Carte postale. Collection particulière.

Dans ce cadre, Jacques Thourde rappelle deux faits qui, pour relever de l’évidence, ne sont pas toujours bons à dire. Le premier est que, quoi qu’il puisse prétendre, Ouest-France n’est pas un journal « idéologiquement neutre » (p. 16). C’est donc une subjectivité que se propose d’objectiver l’auteur ce qui, évidemment, n’est pas nécessairement sans faire grincer quelques dents. Evoquer cet ouvrage est donc aussi l’occasion pour nous de rappeler l’indépendance d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, publication scientifique gratuite ne bénéficiant d’aucune subvention publique.

Deuxième évidence que rappelle le livre de Jacques Thouroude, la grande porosité qui existe entre Ouest-France et son prédécesseur, L’Ouest-Eclair3. De ce point de vue l’auteur rappelle bien la grande continuité qui existe entre les deux titres. Celle-ci se mesure bien entendu à certains thèmes particuliers comme la promotion du catholicisme, l’anticommunisme, la sensibilité militaire et, bien entendu, la défense de « l’œuvre coloniale » de la France (p. 198). Mais cette continuité s’incarne aussi dans des hommes qu’il convient de défendre envers et contre tout, à l’instar par exemple d’Eugène Delahaye, ancien rédacteur politique du Nouvelliste de Bretagne ayant hérité d’une condamnation à cinq ans d’indignité nationale à la Libération (p. 23 et suivantes). Aussi, si Ouest-France se révèle être un quotidien de tendance MRP, ceci doit se comprendre dans les deux acceptations du terme : Mouvement républicain populaire mais aussi, comme le rappelle cyniquement le Canard enchaîné au début des années 1950, Machine à recycler des pétainistes (p. 22).

Questions de méthode

Pour autant, si cette piqure de rappel peut s’avérer nécessaire, il n’en demeure pas moins que se limiter à ces seuls éléments ne suffit pas. En effet, on peut reprocher à Jacques Thouroude de ne pas suffisamment contextualiser la naissance de Ouest-France et d’oublier de rappeler que non seulement ce quotidien naît en quelques heures au moment de la Libération de Rennes mais qu’il constitue bel et bien un objectif militaire du général de Gaulle, dans le cadre d’une reconquête politique de la France4. Dès lors, on comprend mieux pourquoi l’anticommunisme – une question essentielle ici puisque la décolonisation doit par bien des égards se comprendre dans un contexte de guerre froide – et la fidélité à L’Homme du 18 juin sont dans les gènes du journal breton, dimensions qui incontestablement fondent sa singularité.

A Alger, en 1958, pendant un discours du général De Gaulle. Carte postale. Collection particulière.

C’est là un reproche important à faire au volumineux ouvrage de Jacques Thouroude. En effet, affirmer que Ouest-France est un journal catholique et – parfois très – conservateur ne relève pas de la découverte historiographique majeure. Si on peut être effaré de certains propos relevés par l’auteur à propos de la Chine (p. 105), de Madagascar (p. 159), du Maroc (p. 224) et bien entendu de l’Algérie (p. 338-339), la position défendue alors par Ouest-France n’est-elle pas, peu ou prou, à l’image de son lectorat d’alors ? Certes, le livre effectue de temps à autres quelques comparaisons avec des titres tels que Le Monde, Franc-Tireur, France-Observateur, Esprit ou Combat (p. 156 par exemple). Pour autant, peut-on réellement mettre sur le même plan le journal d’Albert Camus et le quotidien breton ? Ne serait-il pas au final plus pertinent de comparer sa ligne éditoriale avec des titres tels que Le Télégramme ?

Des regrets

Ceci semble au final d’autant plus dommageable que si Jacques Thouroude concentre l’essentiel de ses efforts sur les éditoriaux politiques – notamment de Paul Hutin-Desgrées – et la rubrique littéraire – les pages plus strictement locales – et de manière générale la dimension régionale du journal – sont, elles, assez négligées. Ainsi, en analysant les articles consacrés au 71e bataillon de marche en Algérie, l’auteur dit bien tout ce que peut avoir de factice de tels articles qui décrivent des militaires en quasi-situation de tourisme et invitent les familles à ne surtout pas s’inquiéter (p. 366-367). Mais il est également incontestable que, renvoyant à la petite patrie, ces reportages doivent aussi être lus dans la continuité des articles qui, très semblables sur le fond et la forme, sont publiés pendant la Première Guerre mondiale : les troupes sont magnifiées et le danger passé sous silence. Il en va de même en ce qui concerne les nécrologies des appelés tués en Algérie (p. 369) : une analyse sans doute plus poussée aurait pu montrer, là encore, une continuité des pratiques sur le temps long entre L’Ouest-Eclair et Ouest-France, continuité qu’il aurait été intéressant de confronter aux pratiques d’autres quotidiens régionaux, qu’ils soient bretons ou non.

Enfin, si le travail de Jacques Thouroude sait remonter bien avant les débuts de la décolonisation, nous devons avouer notre frustration à le voir s’achever brusquement en 1962. En effet, pour que l’examen de la question coloniale par Ouest-France soit complet – ou tout du moins autant que faire se peut, l’exhaustivité en la matière relevant probablement de la chimère – il eut sans doute fallu englober la question de la mémoire. Or, ce point nous semble d’autant plus important que la question de la date du 19 mars comme jour de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie est non seulement un véritable serpent de mer qui court jusqu’au début des années 2010 mais  constitue un magnifique sujet d’histoire.

 

Si l’ouvrage de Jacques Thouroude, bien documenté et se lisant agréablement, ne manque pas de qualités, il n’en demeure pas moins que cette étude souffre de réelles faiblesses. C’est sans doute là une des limites de la méthode du coup de poing en histoire, le militantisme aussi noble et légitime soit-il se révélant au final moins complet qu’un travail scientifique mené de manière classique. Il n’en demeure pas moins que ce livre mérite d’être connu, ne serait-ce parce qu’il esquisse les contours d’un objet d’histoire qu’il n’est pas simple d’étudier, et devrait donc fort logiquement susciter l’appétit.

Erwan LE GALL

 

THOUROUDE, Jacques, Ouest-France et la question coloniale, 1945-1962, Justice et liberté ?, Rennes, Editions Goater, 2014.

 

 

1 THOUROUDE, Jacques, Ouest-France et la question coloniale, 1945-1962, Justice et liberté ?, Rennes, Editions Goater, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 GODARD, Patricia et POREE, Lydie, Les femmes s’en vont en lutte ! Histoire et mémoire du féminisme à Rennes (1965-1985), Rennes, Editions Goater, 2014 et KERNALEGENN, Tudi, Histoire de l’Ecologie en Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2014.

3 Sur ce dernier on se rapportera en particulier à LAGREE, Michel, HARISMENDY, Patrick, DENIS, Michel (dir.), L’Ouest-Eclair. Naissance et essor d’un grand quotidien régional, 1899-1933, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000.  

4 Pour plus d’éléments sur ce point on ne peut que conseiller l’excellent documentaire Après la guerre, Reconstruire la République d'Hubert Béasse produit par Vivement Lundi! et diffusé en 2015 sur France 3.