Alfred Jarry peut-il être considéré comme un écrivain breton ?

Le 4 novembre 1907, la rubrique mayennaise du journal L’Ouest-Eclair célèbre deux « compatriotes » écrivains : le premier, Jules Renard « né en 1864 à Châlons, petite commune du canton d’Argentré-lès-Laval », vient d’être élu à l’académie Goncourt ; le second, Alfred Jarry  né à Laval le 8 septembre 1873, vient quant à lui de mourir « âgé seulement de 34 ans », trois jours plus tôt1. Il est toutefois quelque peu surprenant de voir que dans le grand quotidien rennais, la seule nécrologie de ce jeune écrivain de talent soit ramenée à une simple brève au sein des pages locales. D’autant plus, qu’une large part de la jeunesse d’Alfred Jarry est ancrée en Bretagne, entre Saint-Brieuc et Rennes.

Carte postale. Collection particulière.

Né dans une famille lavalloise de négociants, Alfred Jarry a six ans quand il arrive dans la  préfecture des Côtes-du-Nord avec sa sœur Charlotte, après que sa mère Caroline, née Quernest, ait décidé de  quitter son mari pour venir s’installer chez son père, juge de paix à la retraite. Entre 1879 et 1888,  le jeune Alfred fréquente les bancs du lycée de Saint-Brieuc. Jarry y est un élève brillant, qui développe un certain talent pour l’écriture. Agé de seulement 12 ans, il commence à rédiger des comédies en vers et prose comme les Brigands de la Calabre (1885). Il compose également des poèmes, dont l’un daté de mai 1886 s’intitule Saint-Brieuc des Choux2. Peu flatteur pour sa ville d’adoption, située « à deux lieues [de] la mer, à deux pas [des] fumiers », ce poème semble décrire le quotidien d’Alfred  au lycée.

En 1888, la famille quitte Saint-Brieuc pour Rennes. Alfred entre en classe de rhétorique au lycée de la ville. Là, c’est l’un de ses professeurs – Félix-Frédéric Hébert, le professeur de physique – qui devient sa source d’inspiration littéraire. En effet, le « Père Ebé » ne laisse pas indifférent ses élèves, au point que l’un d’entre eux, Charles Morin, a écrit un texte dans lequel le professeur est devenu roi de Pologne. Jarry s’empare du texte et le transforme en une comédie théâtrale. La pièce, qui constitue la plus ancienne version du premier Cycle d'Ubu ou Ubu Roi, est même jouée dans l’appartement familial en 1890.

Après avoir brillamment décroché son baccalauréat avec la mention bien, Alfred Jarry quitte Rennes pour Paris en compagnie de sa mère. Il poursuit ses études au lycée Henri-IV avec l’espoir de réussir le concours d’entrée de l’Ecole normale supérieure. Il subit trois échecs successifs, mais garde de cette expérience la richesse des cours d’Henri Bergson, son professeur de philosophie, ainsi que l’amitié avec Léon-Paul Fargue. En 1893, après la mort de sa mère, Alfred s’éloigne de ses études et se met à fréquenter assidument le Paris littéraire et artistique. Il collabore notamment au Mercure de France et à La Revue blanche. Amateur de peinture, il contribue à lancer la carrière d’un autre lavallois, le Douanier Rousseau, et séjourne en 1894 à Pont-Aven où il rencontre Paul Gauguin.

Carte postale. Collection particulière.

Encore inconnu du grand public, Alfred Jarry se fait un nom en créant le scandale lors de la première représentation de sa pièce Ubu Roi le 10 décembre 1896, au théâtre de l'Œuvre à Paris. Choqué notamment par la répétition du mot « merdre », le journal Le Figaro voit dans cette pièce qu’une « grossière parodie de Macbeth » :

« Ubu Roi a déconcerté le public, parce que l'on a voulu nous persuader que c'est une œuvre recélant de profonds symboles et d'admirable psychologie. Or, il n'y a rien de cela là-dedans ; il y a de la fumisterie médiocre et de la basse scatologie. »3

Pour autant, des critiques comme Henry Bauër défendent l’œuvre de Jarry au nom de l’avant-gardisme. Las, malgré ce coup de pub, l’échec de la pièce achève de ruiner Alfred Jarry. Il est contraint de vivre chez des amis ou bien d’habiter des logements exigus comme la « grande Chasublerie », du 7 rue Cassette à Paris. Dans cette vie faite d’aller-retour entre Paris et la campagne et arrosée de beaucoup d’alcool, Alfred Jarry trouve le temps de développer une œuvre littéraire surréaliste. C’est ainsi que dans l’ouvrage Gestes et Opinions du docteur Faustroll (publié en 1911), Jarry introduit le concept de « pataphysique », qu’il définit comme la « science du particulier » et des « solutions imaginaires ».

Au final, si les années bretonnes d’Alfred Jarry auront bien été déterminantes pour sa construction en tant qu’écrivain ; il peut apparaître paradoxal qu’aucun hommage ne semble venir de cette péninsule armoricaine qui le voit grandir. Faut-il en conclure qu’Alfred Jarry le surréaliste ne peut être considéré comme un écrivain breton, à une époque où la vague celtisante et folkloriste bat son plein ?  Car à part une salle de concert à Rennes, lieu emblématique de bien des soirées des Transmusicales, les évocations de ce grand écrivain restent rares…

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 Gallica – BNF. « Nos compatriotes », L’Ouest-Eclair, 04 novembre 1907, p.4, en ligne.

2 JARRY, Alfred, Saint-Brieuc des Choux, mai 1886.

3 « Les Théâtres », Le Figaro, 11/12/1896, p. 4, en ligne.