Edouard Corbière, un homme aux vies multiples

Né à Brest le 1er avril 1793, au moment où la Révolution française prend un nouveau tournant avec l’instauration de la Terreur par le Comité de salut public, Edouard Corbière est assurément un homme aux vies multiples, tour à tour : marin, journaliste, écrivain, ou entrepreneur.

Le port de Brest à la fin du XIXe siècle. Tirage argentique. Collection particulière.

A la mort de son père, capitaine d’infanterie de marine, Jean Antoine René Edouard – de son nom de naissance –, âgé de seulement neuf ans, est inscrit sur le rôle des mousses. Il gravit les échelons jusqu’à devenir aspirant, alors qu’il est encore adolescent. Le 7 mai 1812, alors que « la Canonnière 93 devait escorter, de Perros à l'Ile-de-Bas (sic), sept à huit navires chargés de grain, et destinés à approvisionner les magasins des vivres de la marine au port de Brest »1, il est fait prisonnier par le brick anglais Scylla. Il fait alors l’expérience de la captivité en Angleterre. Pourtant, bien qu’il livre a posteriori un témoignage très cru de la vie sur les pontons britanniques ; il est peu probable qu’il en ait lui-même fait l’expérience, du fait de son statut d’officier. Plus vraisemblablement prisonnier dans une Parole town, à Tiverton dans le Devon, les conditions de captivité y sont nettement moins rudes, puisque les prisonniers sont logés chez l’habitant, perçoivent une solde et peuvent même parfois travailler. La seule véritable contrainte est l’interdiction de s’éloigner de la ville de plus d’un mille.2 De retour à Brest en 1813, il est néanmoins écarté de la Marine lors de la Restauration, à cause de ses idées libérales.

En 1819, il devient alors journaliste pamphlétaire en créant, dans la cité du Ponant, le journal La Guêpe. Inquiété pour ses écrits virulents contre les missionnaires jésuites, il échappe aux sanctions judiciaires, mais s’attire les inimitiés des autorités locales. Pour échapper à cette ambiance pesante, il embarque comme second capitaine sur un navire qui parcoure les côtes de l’Afrique et du Brésil. En 1823, il s’installe à Rouen et renoue avec son activité de publiciste en fondant le quotidien La Nacelle. Mais cette fois-ci, ses écrits le condamnent à un an de prison, le 6 mai 1823. A nouveau, l’appel de la mer lui permet d’éviter l’enfermement. Il devient le capitaine de la Niña, un ancien trois-mâts anglais et navigue pendant cinq années entre Le Havre et les Antilles. Ses voyages lui inspirent notamment des poésies publiées, en 1825, dans le recueil Les Brésiliennes.3 De 1828 à 1839, il prend la tête de la rédaction du Journal du Havre, qui évolue sous son impulsion jusqu’à devenir une référence en matière d’informations maritimes et commerciales. Au cours de ces mêmes années, il devient également l’un des pères du roman maritime en langue française, sur le modèle de l’américain Fenimore Cooper. Il accède à la renommée littéraire avec Le Négrier, publié en 1832, qui prend la forme d’un journal de bord écrit par un corsaire du nom de Léonard – n’oublions pas les origines finistériennes de l’auteur –, devenu peu à peu un trafiquant d’esclaves sur les côtes d’Afrique.4 Ce succès le pousse à écrire une dizaine d’autres romans maritimes.

Au Havre, les années 1830 sont celles de l’arrivée de plus en plus nombreuse de Bretons en quête d’un travail au port. Constatant la difficulté à rallier le port normand depuis les littoraux léonards et trégorrois, Edouard Corbière se mue en entrepreneur en fondant en 1839 la Compagnie des paquebots à vapeur du Finistère. Le Morlaisien, un steamer muni d’une roue à aubes, inaugure la ligne Le Havre-Morlaix le 10 juillet 1839. Au bout d’une traversée qui dure en vingtaine d’heures, 30 000 curieux accueillent le navire dans le port finistérien. Au cours des deux décennies suivantes, l’émigration bretonne vers Le Havre s’amplifie, poussant la compagnie à compléter sa flotte avec Le Finistère en 1846, premier vapeur français construit en fer.

Le 9 avril 1844, Edouard Corbière épouse, à l’âge de 51 ans, la jeune Marie-Angélique-Aspasie Puyo, fille de son ami négociant morlaisien Joachim Puyo.5 Il quitte alors Le Havre pour s’installer au manoir de Coat Congar, en Ploujean (la commune a aujourd’hui fusionné avec Morlaix). Le 18 juillet de l’année suivante naît leur fils Édouard-Joachim, figure du « poète maudit » sous le nom de Tristan Corbière, auteur notamment du recueil de poèmes Les Amours jaunes, mais qui ne connaît la notoriété que de manière posthume grâce à Verlaine. A Morlaix, Edouard s’intéresse aux régates et tente, sans succès, d’aligner un yacht français à celle organisée, le 22 août 1851, par le Royal Yacht Squadron autour de l’île de Wight, épreuve qui deviendra par la suite la Coupe de l’America, du nom du premier bateau vainqueur. A cette époque, il exerce également des fonctions politiques : conseiller municipal de Morlaix de 1855 à 1860, vice-président de la Chambre de commerce entre 1866 et 1868, avant d’en devenir le président jusqu’en mars 1875.

Carte postale. Collection particulière.

Edouard Corbière meurt le 27 septembre 1875, six mois après le décès de son fils.6 Si la mémoire de cet homme aux vies multiples, par ailleurs chevalier de la Légion d’honneur et décoré de la Croix de Juillet, semble s’être largement effacée de nos jours ; sa célébrité est bien réelle à sa mort. Sa disparition endeuille les villes du Havre et de Morlaix. Les navires des deux ports mettent leurs pavillons en berne et lors de ses obsèques, son cercueil est porté par les marins de sa compagnie. En sa mémoire, Le Havre baptise une rue à son nom dès 1880. Morlaix, ainsi que Brest et Roscoff font de même au début du XXe siècle. Mais le plus bel hommage vient assurément de la compagnie maritime qu’il a fondé, puisque son cinquième vapeur prend le nom d’Edouard-Corbière à sa sortie des chantiers navals en 1907. Un navire qui connaît pourtant un destin tragique. Alors qu’il est réquisitionné depuis 1915, il est coulé devant Gallipoli le 19 juin 1917 par un U-boot austro-hongrois. Une perte fatale à la Compagnie des paquebots à vapeur du Finistère qui met la clé sous la porte en 1921, faute de fonds suffisants pour remplacer l’Edouard-Corbière.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 CORBIERE Edouard, La mer et les marins : scènes maritimes, Paris, Jules Bréauté libraire-éditeur, 1833, p. 63.

2 Sur cette question de la captivité sur les pontons et dans les Parole town, nout tenons à remercier Yann Lagadec pour ses précieuses informations.

3 CORBIERE Edouard, Brésiliennes, Paris, Ponthieu, Aimé-André, Charles Béchet, 1825, seconde édition.

4 CORBIERE Edouard, Le Négrier, Paris, A.-J. Démain et Delamare, 1832, 4 tomes. Ils sont disponibles en ligne sur le catalogue de Gallica : tome 1, tome 2, tome 3 et tome 4.

5 Archives départementales du Finistère, 1 MI EC 188/36,  Mariages 1842-1848. Mariage de Jean Antoine René Edouard Corbière et Marie Angélique Aspasie Puyo, le 9 avril 1844 (folio 208/576).

6 Archives départementales du Finistère, 1 MI EC 188/72, Décès 1873-1875. Décès de Jean Antoine René Edouard Corbière, déclaré le 28 septembre 1875 (folio 485/550).