Le calvaire de réparation, revanche des catholiques sur la statue de Renan

On a vu précédemment comment le président du Conseil Emile Combes, farouche anticlérical, est venu inaugurer à Tréguier le 13 septembre 1903 une statue d’Ernest Renan, natif de l’ancienne cité épiscopale du Trégor. La journée fut particulièrement mouvementée, ponctuée d’invectives et de bagarres entre catholiques et défenseurs de la laïcité. Néanmoins, l’inauguration eut lieu, sous la protection de nombreux soldats, et le président du Conseil put repartir à Paris sans encombre. Pourtant les catholiques ne comptaient par en rester là…

En effet, les autorités catholiques réussissent à lever des fonds pour construire un calvaire dit de « réparation » ou de « protestation ». Il est réalisé par l’atelier Yves Hernot de Lannion en pierre de Kersanton.1 Il représente la scène de la crucifixion du Christ. Sur le socle, Saint Yves est représenté entre le riche et le pauvre. Un groupe de cinq statues perchées sur un portail accompagne le calvaire, donnant l’impression de le protéger des agressions extérieures. Ces statues représentent Saint Tudgual, fondateur de la ville de Tréguier ; Saint Georges et Saint Maurice, « soldats de la foi » ; Sainte Jeanne d’Arc et Saint Louis, défenseurs de la foi chrétienne par les armes à l’intérieur et à l’extérieur de la France. La composition du calvaire montre bien les tensions du début du XXe siècle en Bretagne : les cléricaux en appellent aux saints guerriers pour abattre les anticléricaux, tout en n’oubliant pas d’inscrire leur action dans le local avec les figures de Saint Tugdual et de Saint Yves.

Le calvaire de Protestation photographié la veille de son inauguration. Carte postale. Collection articulière. On notera l’absence de certaines statues, ainsi que l’inscription « A bas la calotte » sur l’un des piliers de la grille de protection. Graffiti certainement inscrit par un anticlérical.

Ce n’est donc par un hasard si l’inauguration du calvaire est programmée le jeudi 19 mai, jour de la Saint Yves.2 Le quotidien L’Ouest Eclair, daté de ce jour, détaille le déroulé de la cérémonie. Les envoyés spéciaux montrent que l’atmosphère, à la veille de l’inauguration du calvaire, est la même que le 13 septembre 1903. C’est un véritable match retour qui se joue à Tréguier. On retrouve encore une fois l’antagonisme de Paris contre les Bretons : « Pour peu qu’une provocation intervienne, il est permis de redouter que les Bretons, exaspérés, ne répondent par la brutalité à l’intolérance officielle. » D’ailleurs le gouvernement menace d’interdire la procession depuis la cathédrale en haut de la ville, jusqu’au calvaire situé sur le port. Notons de surcroît que les journalistes agitent les mêmes peurs des « Apaches acheminés vers Tréguier pour perturber [l’inauguration] avec des sifflets ».

A nouveau, des troupes sont requises pour quadriller la ville, notamment un bataillon du 48e RI de Guingamp, ainsi que des gendarmes à cheval sous les ordres du lieutenant-colonel Raffenel. Pour L’Ouest Eclair, ces soldats sont une source supplémentaire de troubles car ceux-ci se tourneront évidemment du côté des anticléricaux, contre les catholiques pacifiques.

On note également la présence annoncée du « barde » Théodore Botrel, « notre vaillant ami », qui doit déclamer une poésie lors de la cérémonie d’inauguration.

Les gendarmes à cheval, chargés d’assurer l’ordre lors de l’inauguration du calvaire. Carte postale.

Le journaliste du quotidien catholique compare, en toute subjectivité, les deux œuvres rivales. Quand il voit dans le calvaire une « construction superbe [dont] les détails de la ciselure sont d’un fini parfait » ; la statue de Renan ne reçoit pas les mêmes louanges puisque

« la patine du temps n’a pas embelli l’œuvre. Renan est toujours aussi flasque et Pallas Athénée aussi rigide. »

D’après les on-dit de la cité, que le journaliste rapporte, un orage aurait frappé la statue du natif de Tréguier la veille de la Saint Yves. Faut-il y voir un signe de la colère divine ?

De nombreuses personnalités et organisations catholiques sont néanmoins attendues pour l’inauguration. Au premier rang figure le cardinal Labouré, archevêque de Rennes, qui préside l’événement. A ses côtés, on trouve Mgr Fallières, évêque de Saint-Brieuc et Mgr Dubillard, évêque de Quimper.3 Des personnalités politiques sont également annoncées, parmi lesquelles Marc Sangnier, « éminent et sympathique » directeur du mouvement politique du Sillon, promoteur d’un catholicisme politique démocratique, républicain et progressiste, ainsi que le député de Pontivy Guy De Salvaing De Boissieu. Les organisations de jeunesse (Fédération de la Jeunesse catholique des Côtes-du-Nord et une délégation de la Jeunesse catholique de Paris) et de patronages (patronages et cercles d’études du Finistère notamment) forment le gros des troupes de soutien à la manifestation.

La foule présente pour le pardon de la Saint Yves et l’inauguration du calvaire. Carte postale. Collection particulière.

Le 20 mai, lendemain de l’inauguration du calvaire, L’Ouest Eclair met à sa une « les fêtes de Tréguier », aux côtés des événements de la guerre Russo-japonaise et des protestations de Pie X contre la politique anticléricale du gouvernement français. Néanmoins, il faut se rendre en deuxième page pour trouver un court article relatant les événements de Tréguier alors que les journalistes du quotidien régional avaient noirci les deux premières pages pour raconter l’inauguration de la statue de Renan. Un signe, sans aucun doute, que la journée s’est déroulée dans une atmosphère plus respirable. Ainsi, on ne trouve pas un mot sur le déroulement de la Saint-Yves, ni de l’inauguration du calvaire. L’Ouest Eclair ne rapporte que « quelques incidents », notamment l’arrestation de Noël Lestic, maire de Coatréven, « auprès du porche de la cathédrale » vers 17h30. Son frère Hyacinthe, en voulant le défendre, est également arrêté. Face au sous-préfet de Lannion qui lui reproche sa présence à Tréguier en ce jour, M. Lestic, un rien bravache, répond « qu’il n’avait pas à rendre compte de ses déplacements aux agents de M. Combes ». La théorie du complot parisiano-gouvernemental pour museler les catholiques bretons est encore une fois à l’œuvre. Les cléricaux déplorent également un blessé dans leurs rangs : « M. Prigent de Lanourien a été frappé en pleine figure, au cours d’une bagarre par un socialiste qui s’est servi d’un coup de poing américain. » Enfin, L’Ouest Eclair rapporte un jeu de mot « d’une certaine saveur » : un « libéral » – autrement dit un catholique – a invectivé les membres de l’association Les Bleus de Bretagne aux cris de « A bas les Bleus de Prusse. » Cette boutade, d’après le journaliste, n’a pas pour véritable objectif de qualifier « d’Allemands » les membres de cette association mais plutôt de leur signifier leur statut d’étrangers à la région, puisque nombre d’entre eux font partie de la diaspora : Paris contre la Bretagne, encore et toujours…

Aujourd’hui encore, la statue d’Ernest Renan trône toujours au cœur du centre-ville de Tréguier. Le porte-drapeau des anticléricaux du début du XXe siècle côtoie ainsi les reliques de Saint Yves et de Saint Tugdual, ainsi que le tombeau du duc Jean V, tous conservés dans la cathédrale toute proche. Le calvaire de la « réparation » a lui subit les affres des tempêtes successives qui ont frappées la Bretagne à l’hiver 2013-2014. Le Christ sur la croix est endommagé, plus de deux mètres de la statue sont tombés au sol en plusieurs morceaux. Les travaux de restauration vont bientôt débuter.

Thomas PERRONO

 

1 La pierre de Kersanton, exploitée dans les alentours de la rade de Brest, est très prisée pour la sculpture. De couleur grise, la finesse de son grain et sa résistance dans le temps en font un matériau de grande qualité. La plupart des enclos paroissiaux du Léon, mais aussi le socle de la Statue de la Liberté ou le phare de l’ile Vierge sont réalisés en kersantite.

2 Yves Hélory de Kermartin (1253-1303), est un avocat et religieux de Tréguier. Il mène une vie d’ascète, dédiée aux pauvres. C’est pourquoi, il est souvent représenté en tenue d’avocat entre un riche et un pauvre. Il est canonisé moins de 50 ans après sa mort. Il est devenu le saint patron des avocats et juristes, ainsi que le saint patron de la Bretagne.  Le grand pardon qui lui est consacré tous les ans à Tréguier réunit encore aujourd’hui plusieurs milliers de fidèles.

3 Tréguier perd son statut d’évêché en 1790. Jusqu’à la Révolution, la Bretagne compte neuf diocèses : Quimper, Saint-Pol-de-Léon, Tréguier, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Dol-de-Bretagne, Rennes, Nantes et Rennes. Par la suite, il n’en reste qu’un seul par département : Quimper et Léon pour le Finistère, Saint-Brieuc et Tréguier pour les Côtes-du-Nord, Rennes-Dol-Saint-Malo pour l’Ille-et-Vilaine (élevé au rang d’archidiocèse en 1859), Nantes pour la Loire-Inférieure et Vannes pour le Morbihan.