Naitre à Vitré avec Victorine Guinard

En 1985, le magazine Vitré-information1 publie un article à partir des souvenirs consignés par Victorine Guinard, qui fut sage-femme à Vitré de 1894 à 1940. Ce témoignage est passionnant et appelle deux niveaux de commentaires.

Le premier point d’analyse concerne la précarité des accouchements, une opération que Victorine Guinard confesse avoir pratiqué 4 000 fois au cours de sa carrière. Avant 1914, lors de cette époque que l’on qualifie souvent, et de manière bien abusive de Belle, c’est à domicile que l’on donne naissance aux enfants. L’hôpital est en effet réservé aux plus démunis et la sage-femme exerce une profession essentiellement itinérante (elle possède également chez elle une pièce qui sert de lieu de consultation).

Carte postale. Collection particulière.

Dès lors, on ne s’étonne pas de voir Victorine Guinard déclarer avoir « pratiqué bon nombre d’accouchements dans l’unique pièce du logement en ville ou dans la salle commune à la campagne ». Dans ces conditions de promiscuité, d’hygiène et de pénombre – puisque l’époque est à l’impôt sur les portes et fenêtres, mesure qui ne favorise ni l’aération ni l’éclairage naturel des logements – on imagine que les accouchements ne sont pas sans dangers. Ce d’autant plus que le seul matériel dont dispose la sage-femme se résume à de l’eau bouillie et du savon de Marseille. Le cordon ombilical est lui coupé avec un fil de lin, et le berceau destiné à recueillir le nouveau-né est bien souvent constitué d’un matelas de balle d’avoine.

Fait intéressant, la rémunération est fonction non pas de l’acte mais des revenus des parents. Les écarts de salaire sont en effet grands à Vitré. Avant la Première Guerre mondiale, un couple de petits bourgeois gagne environ 5 000 francs par an, alors qu’un ouvrier qualifié émarge entre 4 et 5 francs pour des journées de dix heures. Les ouvriers agricoles et les manœuvres gagnent encore moins et on compte même à Vitré « quelques dizaines de familles réputées indigentes ». Et Victorine Guinard d’expliquer :

« La sage-femme, comme le médecin, je crois en tenais grand compte. J’ajustais mes honoraires aux moyens supposés des familles. Ainsi, en milieu ouvrier ou rural pauvre, l’accouchement coutait 6 francs, parfois même 5 francs seulement. Par contre, il en coûta 35 francs à une famille de notables en 1894 et seulement 16 francs à un membre de la même famille, pourtant notaire en 1895. »

Si cette question de la rémunération au prorata des revenus des patients n’est pas sans évoquer certains débats actuels, elle impacte durement l’activité des praticiens, ce qu’explique bien Victorine Guinard : « Il fallait donc, la clientèle populaire étant la plus nombreuse, travailler beaucoup pour compenser ». Et c’est ainsi que cette sage-femme vitréenne se retrouve à pratiquer jusqu’à 150 accouchements par an, en plus des visites de soins.

Au premier plan, un enfant dans un landeau dans une rue de Vitré. Carte postale. Collection particulière.

Un tel témoignage ne peut que frapper aujourd’hui et gageons qu’il en est de même en 1985. C’est cette réalité qui d’ailleurs invite à un second point de commentaires. En effet, Victorine Guinard n’est pas sans éluder les aspects difficiles de son métier, notamment en ce qui concerne les grossesses non-désirées et les accouchements clandestins. Cette évocation du contrôle des naissances semble anodine en ce début de XXIe siècle mais en 1985, elle intervient moins de 20 ans après la loi Neuwirth sur la contraception et moins de dix ans après la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse. Or, dans le cadre des souvenirs de Victorine Guinard, cette dimension est essentielle puisque Vitré appartient à ces franges de la Bretagne blanche où le sentiment religieux est très vif et l’opposition à ces mesures particulièrement marquée. Pierre Méhaignerie, qui deviendra maire de Vitré en 1977, est député de la 3e circonscription d’Ille-et-Vilaine et vote d’ailleurs contre la loi Veil2. Mais, preuve d’un changement rapide des mentalités, cet article consacré à Victorine Guinard est publié dans Vitré-information, qui est ni plus ni moins que le magazine municipal.

Erwan LE GALL

 

1 Arch dép. I&V. : 2 PER 3190/1.

2 GODARD Patricia et POREE Lydie, Les femmes s’en vont en lutte ! Histoire et mémoire du féminisme à Rennes (1965-1985), Rennes, Editions Goater, 2014, p. 72.