Victor Segalen, un écrivain à la célébrité posthume

Quel est le point commun entre les universités de Bordeaux-II et Brest, le collège public de Châteaugiron et le lycée français de Hong Kong ? Tous ces établissements portent le même nom, celui du Breton Victor Segalen. Peu connu du grand public, l’auteur brestois est pourtant l’un des écrivains les plus réputés du début du XXe siècle.

A droite, Victor Segalen, jeune officier. Gallica / Bibliothèque nationale de France: département Estampes et photographie, BOITE FOL B-EO-298.

Victor Segalen naît à Brest le 14 janvier 18781. Après une scolarité classique chez les jésuites, il décide de poursuivre des études supérieures en médecine. Il quitte alors la Bretagne et intègre l’Ecole principale du service de santé de la Marine à Bordeaux2. Malgré la charge de travail que lui impose ce cursus exigeant, il trouve le temps de s’adonner à ses différentes passions : la musique (il joue de piano, du violon et l’orgue) et la littérature. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il publie ses premiers articles dans la vénérable revue du Mercure de France. Sa thèse en poche, Victor Segalen part à Tahiti en tant que médecin militaire. Cette première expérience océanienne lui offre de précieux temps libres qu’il met à profit pour voyager et peaufiner son style d’écriture. Le hasard lui permet également de vider la demeure de Paul Gauguin, décédé quelques mois plus tôt3. Il y fait la découverte, « dans un dernier paradoxe », d’un tableau offrant « une glaciale vision d’hiver breton – reflets de neige fondant sur les chaumes, sous un ciel très bas strié d’arbres maigres »4. Grand amateur du peintre, Victor Segalen en profite pour acquérir l’œuvre… contre la modique somme de 7 francs5.

Si la vie sous les tropiques lui convient, il doit néanmoins rentrer en Bretagne, mouvement qui se révèle d’ailleurs être assez prolifique. Outre son mariage et la naissance de son premier enfant, il se lance dans de nombreux projets d’écriture. Il projette notamment de monter, avec Claude Debussy, un drame lyrique inspiré du mythe d’Orphée6. Mais, au fond de lui, il ne souhaite qu’une chose : repartir. En 1908, la Marine lui accorde une formation pour devenir interprète. Ayant appris les bases du mandarin, il rejoint la Chine dès l’année suivante avec sa famille. Converti à l’archéologie, il s’enrichit de la culture chinoise pour écrire. Mais, à l’instar d’un Mathurin Méheut alors au Japon, la quiétude du breton est subitement interrompue au mois d’août 1914. Il doit immédiatement rentrer en France afin d’y revêtir l’uniforme. Après une courte expérience sur front où il tombe malade, Victor Segalen revient exercer à l’arrière, dans un hôpital brestois. A la fin de l’année 1916, du fait de sa maîtrise du mandarin, les autorités l’envoient en Chine afin d’y diriger l’une des missions en charge du recrutement des travailleurs chinois.

De retour à Brest en 1918, il fait preuve d’une grande disponibilité pour soigner les malades de la grippe qui sévit partout en Europe. Mais son état de santé se dégrade rapidement. S’il monte un nouveau projet qui doit lui permettre de repartir rapidement en Chine, son corps et son esprit ne suivent pas. Dépressif, il se réfugie à Huelgoat en compagnie de sa femme durant le printemps 1919. Le 21 mai, il part se promener seul dans la forêt qui jouxte l’hôtel où il est hébergé. Il ne rentrera jamais. Son corps est retrouvé inanimé deux jours plus tard. L’autopsie déclare succinctement qu’il est décédé des suites d’une « syncope » 7.

Carte postale commémorative. Collection particulière.

Victor Segalen meurt dans un relatif anonymat. Et pour cause, bien qu’il soit un auteur prolifique, rares sont ses œuvres qui ont été publiées de son vivant8. Quant à celles qui le sont, elles ne reçoivent qu’une attention limitée. L’exemple le plus significatif est certainement celui de Stèles, commercialisé à seulement 81 exemplaires9… A l’image de Saint-Pol-Roux ou encore de Claude Debussy, ses amis s’efforcent de réparer cette injustice. Unanimement reconnu par ses pairs, sa biographie est d’ailleurs intégrée, dès 1926, au « cinquième et dernier volume de l’Anthologie des écrivains  morts à la guerre » en dépit du fait que Victor Segalen ne soit pas officiellement reconnu, à cette époque, comme étant « mort pour la France »10. Il faut attendre 1934 pour qu’une décision de justice ne vienne réparer cette erreur11.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 Archives nationales, LH/2491/43, extrait d’acte de naissance.

2 Archives départementales du Finistère, 1 R 1213, matricule n°407.

3 SEGALEN, Victor, « Gauguin dans son dernier décor », Mercure de France, juin 1904, p. 679.

4 Ibid., p. 682-683.

5 « Droits d’auteurs », L’Ouest-Eclair, 6 juin 1939, p. 3. L’œuvre intitulée « Village breton sous la neige » est désormais la propriété du musée d’Orsay.

6 Les échanges entre les deux hommes sont longuement rapportés par JEAN-AUBRY, Georges, « Un nouvel ‘‘Orphée’’ qui ne vit pas le jour », Comœdia, 24 juin 1944, p. 1-4. Pour aller plus loin, voir Kushner, Eva, « Orphée et l’orphisme chez Victor Segalen », Cahiers de l’AEIF, 1970, n°22, p. 197-214.

7 Service historique de la Défense – Mémoire des Hommes, Victor Ambroise Désiré Segalen.

8 « Victor Segalen », Le Gaulois, 22 juin 1919, p. 3.

9 KUSHNER, Eva, « Orphée et l’orphisme chez Victor Segalen », art. cit., p. 200.

10 « Petit mémorial des lettres », Paris Soir, 27 février 1926, p. 2.

11 Service historique de la Défense – Mémoire des Hommes, Victor Ambroise Désiré Segalen.