Un superbe exercice de méthodologie historique : la grippe espagnole

Dans les tous premiers jours du mois de novembre 1918, alors que la victoire ne fait plus de doute, l’évêque de Vannes réactive le souvenir de Saint Vincent Ferrier et dresse, ce faisant, une frappante analogie entre la peste et la grippe dite espagnole qui sévit alors. Aujourd’hui, un tel parallèle prêterait aisément à sourire. Mais le livre que Freddy Vinet consacre à cette épidémie persuade rapidement du contraire et invite à une passionnante exploration de ce qui s’annonce comme le grand oublié des commémorations du centenaire de l’Armistice du 11 novembre 19181.

Carte postale. Collection particulière.

Le grand mérite de cet ouvrage est tout d’abord de resituer l’objet, notamment dans la chronologie. La grippe espagnole sévit d’avril 1918 à mai 1919 avec des répliques qui peuvent survenir jusqu’en 1921 (p. 19). Le bilan, lui, est à proprement parler hallucinant : environ 250 000 morts pour la France sur la période 1918-1919 (p. 67) et plus de 4 millions pour la seule île de Java (p. 72), 600 millions de malades à l’échelle planétaire (p. 64) et environ 50 millions de  décès (p. 65, p. 70). A ces chiffres, on mesure d’ailleurs que la référence à Saint-Vincent Ferrier évoquée plus haut à propos de l’évêque de Vannes n’était d’ailleurs pas si absurde : la grippe espagnole est « la catastrophe sanitaire la plus meurtrière depuis la Peste noire de 1347-1348 » (p. 8). Mais elle n’en marque pas moins la fin d’un cycle, celui qui s’interrompt avec ce mouvement de transition épidémiologique où la mortalité est désormais dominée par les pathologies dégénératives et non plus infectieuses (p. 62).

Un objet historique tel que la grippe espagnole ne peut s’envisager qu’à l’échelle globale et il faut souligner ici la qualité du travail de Freddy Vinet, enquête menée tambours battants dans une perspective résolument transnationale. Il en résulte un regard décentré qui permet au lecteur de prendre toute la mesure de l’épidémie. En effet, l’Europe apparaît au final peu touchée par rapport à l’Asie, « durement secouée » (p. 61). Certes, au Portugal, la maladie entraîne une chute drastique du taux de natalité (p. 158), dimension qui n’est pas à négliger lorsqu’on a en tête l’ampleur de l’hécatombe des tranchées. Mais aux îles Samoa occidentales, par exemple, 22% de la population décède de la grippe (p. 46). L’épidémie y constitue d’ailleurs toujours, à l’inverse de l’Europe, un enjeu mémoriel fort, crispation obligeant même à des excuses officielles, en 2002, de la part de la Nouvelle-Zélande pour la manière dont elle avait été gérée (p. 181).

Mais appréhender la grippe espagnole à l’échelle locale, et notamment retracer dans une perspective fine, micro-historique, l’évolution de la contamination, se révèle en revanche beaucoup plus délicat. La maladie évolue en effet « par bouffées », suivant des modalités qui échappent pour une large part à l’historien : « elle explose dans une garnison pendant quelques semaines puis, ayant fait sa moisson, elle s’évanouit et ressurgit dans une caserne voisine » (p. 34). En effet (p. 51),

« lorsque les réseaux se densifient et s’entrecroisent, entre rail, routes et chemins, la trace de l’épidémie s’évanouit. Sur de courts trajets, les temps de déplacement sont inférieurs au temps d’incubation (vingt-quatre à quarante-huit heures) et le fil d’Ariane du chercheur se perd dans les archives locales. »

Et Freddy Vinet de rappeler que si l’on peut savoir quand les personnes décèdent, on ne peut en revanche dater l’apparition de la maladie dans telle ou telle localité. Et l’auteur de rappeler, avec une humilité qui l’honore, que l’on « atteint là les limites méthodologiques de l’investigation historique » (p. 51).

Carte postale. Collection particulière.

Au final, c’est donc une magistrale démonstration de méthode qu’apporte ce livre. L’auteur varie sans cesse les échelles, passant allègrement du micro au macro-historique, sans jamais tomber dans le piège du diagnostic a posteriori. Avec ce volume dense, qui donne parfois le tournis tant il multiplie les angles d’observation, Freddy Vinet propose une étude d’autant plus incontournable que la bibliographie sur le sujet n’est, après tout, pas si pléthorique que cela (p. 167).

Erwan LE GALL

VINET, Freddy, La Grande grippe. 1918. La pire épidémie du siècle, Paris, Vendémiaire, 2018.

 

 

 

 

 

1 VINET, Freddy, La Grande grippe. 1918. La pire épidémie du siècle, Paris, Vendémiaire, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.