De la mémoire de la peste en Morbihan en novembre 1918

La mémoire est l’outil politique du temps présent, même quand le pouvoir dont il sera question dans les lignes à suivre est spirituel, et de surcroît confronté à une situation sanitaire aussi inédite qu’hors de contrôle. C’est ce que rappellent subtilement quelques pages de la Semaine religieuse du diocèse de Vannes datée du 2 novembre 1918. Officielle, cette publication est une source d’un grand intérêt pour l’historien puisqu’elle distille la parole de l’évêque, sans aucun intermédiaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle reçue – et acceptée – telle quelle par les fidèles. Mais là est une autre histoire…

Carte postale. Collection particulière.

En Morbihan comme ailleurs en Bretagne, et de manière générale dans toutes les sociétés épuisées par des années de guerre, la fébrilité est aisément perceptible en cet automne 1918. La perspective d’un Armistice, trop souvent confondu avec l’immense espoir du retour à la paix et des hommes dans leurs foyers, est dans tous les esprits ou presque. Ceux-ci doivent de plus faire face aux affres de la grippe espagnole, pandémie dont on oublie trop souvent qu’elle fait plus de morts que la Première Guerre mondiale elle-même. Pire, la maladie heurte les contemporains en emportant des adultes dans la force de l’âge, et non pas uniquement des enfants et des vieillards, et en les faisant disparaître dans des souffrances aussi violentes que soudaines.

Il n’en faut pas plus pour réactiver le spectre de peurs ancestrales et notamment celle de la peste. C’est ce que rappelle donc le numéro du 2 novembre 1918 de la Semaine religieuse du diocèse de Vannes en publiant un article intitulé « Saint-Vincent Ferrier et la peste » :

« Au moment où sévit sur toute l’étendue du territoire la maladie que les médecins ont qualifié de grippe espagnole, les fidèles du diocèse de Vannes ne doivent pas ignorer que saint Vincent Ferrier a été dans notre pays le grand guérisseur des épidémies. En 1453, la peste désolait toute la contrée, les morts étaient nombreux, tout particulièrement à Vannes et aux environs. Le danger était si grand que les commissaires, nommés par le pape pour présider l’enquête de canonisation de saint Vincent, décidèrent de se réunir à Malestroit. Mais l’intercession du saint missionnaire avait été si efficace que, quatre jours après cette résolution, les enquêteurs se transportèrent à la cathédrale, et ils virent défiler devant eux un long cortège de gens qui avaient été guéris. »

Bien entendu, les faits décrits dans ces quelques lignes sont difficilement vérifiables, sans compter que l’auteur des présentes lignes n’est nullement médiéviste et qu’il est – avouons-le bien humblement – incapable de se livrer à une telle enquête.

Là n’est d’ailleurs sans doute pas le plus intéressant. Ici, c’est le récit, en tant que source, qui doit importer. Car un tel discours n’est assurément pas neutre et permet de tirer au moins deux enseignements. Le premier, qui est loin d’être inédit du reste, concerne la permanence sur le (très) temps long du souvenir de la peste. Ce constat est d’autant plus frappant qu’il intervient après la révolution pasteurienne qui, en toute logique, aurait dû rendre cette mémoire si ce n’est caduque, inefficiente.

Carte postale. Collection particulière.

Le second enseignement que l’on peut tirer de cette réactivation du souvenir de Saint-Vincent Ferrier est d’ordre politique. En effet, en insistant sur son intercession, la Semaine religieuse du diocèse de Vannes assimile mécaniquement la grippe espagnole à un châtiment divin, autrement dit à une réponse céleste, conséquence d’actes répréhensibles. A n’en pas douter, c’est encore une fois la séparation des Eglises et de l’Etat et de manière générale les mesures anticléricales qui sont en ligne de mire. Si le propos n’est pas totalement neuf – une certaine grille de lecture de la Grande Guerre assimile le conflit à un châtiment divin – il n’en constitue pas moins un très subtil écart à l’Union sacrée censée encore prévaloir, puisque le conflit n’est pas encore terminé.

Erwan LE GALL