La mort pendant la Première Guerre mondiale en tant que sujet d’histoire

Le rapport à la Grande Guerre que notre société entretient est décidément des plus étranges. La mort y est en effet omniprésente : que l’on songe pour s’y convaincre aux monuments érigés dans chaque commune de France, à l’indexation collaborative proposée par le défi 1 Jour 1 poilu, aux fusillés pour l’exemple ou encore aux polémiques récurrentes quant à l’emploi du terme « boucherie » à propos de ce conflit. Pourtant, en tant qu’objet d’histoire, la mort pendant la Première Guerre mondiale demeure paradoxalement un terrain relativement peu exploré. C’est dire si le volume collectif que proposent Isabelle Homer et Emmanuel Pénicaut aux Presses universitaires de Rennes vient, et de la plus heureuse des manières, combler un important vide1.

Un cadavre dans une tranchée, aux Eparges, en novembre 1915. BDIC: VAL 203/066.

Réunissant les communications prononcées lors d’un colloque tenu à Reims en 2014, ce volume comporte trois parties qui permettent d’envisager le sujet dans toutes ses composantes : « mourir  la guerre, « gérer la mort » et « représenter la mort ». Au fil de ces quelques 250 pages se mêlent donc histoire militaire, politique, culturelle mais aussi archéologie (p. 143-152) de la mort pendant la Première Guerre mondiale, approches différentes qui offrent un panorama complet, et indispensable, sur la question.

S’il est bien entendu difficile de rendre pleinement compte de la richesse de ce livre en seulement quelques lignes, force est de constater que quelques contributions se détachent de l’ensemble. Tel est ainsi le cas de celle de François Cochet qui convoque quelques données quantitatives essentielles, mais pour autant assez peu présentes dans les représentations actuellement en vigueur dans l’espace public : on meurt plus dans les trois premiers mois de la guerre que lors de tout le reste du conflit (p. 28), si le taux de mortalité des généraux est deux fois moins élevé que celui des sous-lieutenants, il l’est deux fois plus que celui des sapeurs du génie (p. 35), l’importance de la grenade (p. 37)…

Ces – très utiles – rappels confèrent à cet ouvrage collectif publié sous la direction d’Isabelle Homer et Emmanuel Pénicaut un double statut, à la fois volume d’histoire publique permettant de rendre accessible au plus grand nombre les résultats de la recherche sur des aspects déjà connus (mentionnons à cet égard les contributions de Xavier Boniface sur les aumôniers, de Clémentine Vidal-Naquet sur les couples ou de Frank Viltart sur les pèlerinages au front) et livre présentant des enquêtes s’aventurant sur des terrains particulièrement neufs. Tel est ainsi le cas d’Emmanuel Pénicault qui s’intéresse aux officiers en charge de l’état-civil, propos qui rappelle combien cette fonction est essentielle pour que puisse se mettre en place l’action sociale en faveur des anciens combattants et victimes de guerre2. Ou encore d’Annie Déperchin qui, traitant de la réception par les contemporains de ces catégories juridiques qui aujourd’hui nous semblent évidentes – la mention mort pour la France… – mais ne le sont pas nécessairement à l’époque3, forge la notion de « définition sociale » de la mort pendant la Première Guerre mondiale (p. 112), par opposition à celle qui peut être apportée sur le plan légal, et au final dit bien ce que peut être le poids du deuil, et de ce conflit de manière plus générale.

Un cimetière militaire, 1916. BDIC: VAL 153/005.

C’est donc un volume essentiel que celui proposé ici sous la direction d’Isabelle Homer et Emmanuel Pénicaut par les Presses universitaires de Rennes, ouvrage que tout étudiant.e, passionné.e de la Grande Guerre ou simple curieux.se se doit de connaître. Et l’un de ses principaux intérêts est probablement de dégager des pistes de recherches pour l’avenir, qu’il s’agisse du rapport à la mort dans les prémices de ce qu’il faut bien appeler une certaine forme de tourisme de guerre (p. 168-169), ou sur des objets encore trop peu connus comme les vitraux commémoratifs (p. 195-208)4.

Erwan LE GALL

 

HOMER, Isabelle et PENICAULT, Emmanuel, Le Soldat et la mort dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

 

 

1 HOMER, Isabelle et PENICAULT, Emmanuel, Le Soldat et la mort dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.
A propos de l’emploi du terme « boucherie », précisons que John Horne cite dans ce volume un passage du journal des marches et opérations du 71e régiment d’infanterie de Saint-Brieuc employant ce terme : « Ce n’est plus une guerre que nous faisons mais une véritable boucherie » (p. 18).

2 A ce propos, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, La Courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, 2014, ouvrage qui envisage ces questions par le prisme de la disparition de guerre.

3 C’est d’ailleurs bien ce que montre l’exemple de la plaque réalisée à la demande de la mère de Jean Morin à la mémoire de ses deux fils morts pendant la Grande Guerre. LE GALL, Erwan, La Courte Grande Guerre…, op. cit.

4 Sur ce point, certaines des références bibliographiques utilisées par Isabelle Saint-Martin disent bien combien il reste à faire en la matière.