Les 16 fusillés du 22

C’est devant une assistance venue en nombre au Campus Antoine Mazier, antenne de l’Université Rennes 2 à Saint-Brieuc, que Yann Lagadec, contributeur régulier d’En Envor que l’on ne présentera pas ici, a prononcé le 10 juin 2015 une conférence sur « les fusillés de la Grande Guerre originaires des Côtes-du-Nord (1914-1918)» à l’invitation du trinôme académique et de la Société d’Emulation des Côtes d’Armor. Après un panorama exhaustif des sources récemment mises en ligne sur le site Mémoire des hommes par le Service historique de la Défense, Yann Lagadec dresse un bilan quantitatif des cas de fusillés pour l’exemple – une expression qui apparait seulement dans les années 1930 – originaires de ce département de la 10e région militaire. On dénombre ainsi 16 soldats pour les Côtes-du-Nord, ce qui en fait l’un des départements les plus touchés même si la Seine (71) ou le Nord (35) le sont dans une mesure beaucoup plus importante. Parallèlement, on observe un poids important dans la mémoire collective de ce département, dans le sillage de François Laurent de Mellionnec.

Carte postale. Collection particulière.

Ajoutons à ce propos que si la pratique du Breton est avérée dans les tranchées, et parfois même dans la bouche des officiers, les cas de monolinguisme strict sont extrêmement rares. Si Louis Henrio évoque un cas dans ses carnets, celui-ci est immédiatement qualifié de « simple d’esprit ». D’ailleurs, le dossier de réhabilitation de François Laurent ne fait aucunement allusion à ces questions linguistiques. La situation de Pierre Le Bihan, qui dispose d’un traducteur, reste donc exceptionnelle. En définitive, la question de la langue n’apparait pas comme un facteur explicatif pertinent : il y a moins de fusillés dans le Finistère que dans les Côtes d’Armor alors que le Breton y est beaucoup plus parlé. De plus, la plupart des fusillés de ce dernier département appartiennent à la partie orientale du département, non bretonnante, sans compter le cas des individus ayant résidé à Paris ou dans d’autres régions de France.

Les fusillés des Côtes-du-Nord peuvent être classés en trois catégories : ceux dont les sources ne disent rien, ceux dont on sait qu’ils ont failli (abandon de poste, mutilations volontaires, désertions…) et ceux dont, enfin, le motif de la condamnation n’a que peu de rapport avec le combat (violence à main armée sur un camarade, voix de faits envers un supérieur, meurtre…). Ajoutons que le département des Côtes-du-Nord est sur ce point assez conforme avec ce que l’on sait de l’échelle nationale même si la taille du corpus invite à la prudence quant à sa représentativité.

Les fusillés des Côtes-du-Nord sont essentiellement des ruraux ce qui n’a rien d’étonnant pour quiconque connaît la réalité de la population bretonne de 1914. De même, on observe que les fusillés sont des poilus plutôt âgés, autour de 30 ans, pour certains déjà installés et pères de familles. Sans grande surprise, ce sont tous des fantassins (93,5% pour la Bretagne, 94% pour la France contre 61,4% des mobilisés), l’infanterie étant à la fois l’arme la plus commune et plus exposée. En revanche, force est de constater des disparités dans la géographie régimentaire des fusillés : on exécute ainsi plus à la 20e qu’à la 19e division, plus à la 21e qu’à la 22e… C’est donc bien le statut de la peine capitale comme moyen de commandement, peu efficace au demeurant, qui apparait ici, dimension qui renvoie à la chronologie, largement connue, de la question des fusillés.

Groupe de fantassins marchant, sans date. Carte postale, collection particulière.

Les mises à mort sont ritualisées ce qui, assurément, renvoie à l’exemplarité de la condamnation mais doit également être resitué dans le contexte d’un pays qui pratiquera les exécutions en public jusqu’en 1939. Paul Cocho mais aussi le célèbre peintre Maturin Méheut ont évoqué dans leurs témoignages respectifs de combattants (ses carnets pour le premier, un célèbre tableau et une lettre adressée à son épouse pour le second) ces exécutions pour l’exemple. Il existe néanmoins des exceptions à cette publicité des exécutions, à l’instar du cas de François Laurent du 248e RI puisque les officiers de sa compagnie n’apprennent sa mort que plusieurs semaines plus tard. Edouard Luby, soldat du 410e RI qui est en octobre 1915 membre d’un peloton d’exécution explique en revanche que ce n’est qu’au dernier moment qu’il apprend de la hiérarchie la réalité de la terrible tâche qui lui est assignée.

Ce dernier cas amène d’ailleurs Yann Lagadec à s’intéresser à la situation des bourreaux et à relever de fortes inégalités dans le « taux de tir »1 de ces soldats, inégalités qui peuvent être corrélées à la popularité de la victime. En effet, il apparait que pour certains fusillés détestés par leurs compagnons d’armes, on retrouve dans la dépouille les douze balles des douze tireurs du peloton tandis que d’autres n’en reçoivent, à en croire les constatations de décès pratiquées par les médecins militaires, que six ou huit.

Peu traité par l’historiographie, ce dernier aspect de la question dit bien toute la richesse du propos développé par Yann Lagadec lors de cette conférence. Il est bien entendu impossible d’en rendre compte en l’espace de quelques lignes et ne pouvons donc que renvoyer à la version écrite de cette communication qui sera publiée, dans les mois à venir, lors de la prochaine livraison du Bulletin de la Société d’émulation des Côtes d’Armor.

Erwan LE GALL

 

 

1 Sur cette notion, on renverra aux travaux du controversé MARSHALL, Samuel Lyman Atwood, Men against fire : The problem of Battle command, Norman, University of Oklahoma Press, 2000.