Sous tes doigts : les rapatriés d’Indochine

Marie-Christine Courtès nous plonge une nouvelle fois1 dans l'histoire méconnue et douloureuse des familles rapatriées d'Indochine et du Centre d'Accueil des Français d'Indochine (CAFI) du Lot-et-Garonne qui les accueille à partir de 1956. Elle nous transporte dans les silences amers d'une jeune eurasienne face au déracinement et à l'oubli. Émilie, passionnée de danse et de musique, se rend à la crémation de sa grand-mère. De l'Indochine coloniale à l'arrivée dans un camp de transit, les souvenirs de la vie de la défunte reviennent. Elle découvre Hoà, la rencontre amoureuse avec Jacques, un colon français, puis la naissance de Linh, sa mère. Elle revit le départ d'Indochine et l'arrivée dans le centre d'hébergement de Sainte-Livrade-sur-Lot, et enfin, la vie difficile qu'elle y mènera. A travers trois générations de femmes, Marie-Christine Courtès aborde avec beaucoup de sensibilité et de colère, le destin parfois tragique des familles françaises d'Indochine, souvent métisses, issues d'amours coloniales.

Arrivée à Sainte-Livrade, 1956. Cliché Vivement Lundi!

La fin de la guerre et le processus de décolonisation de l'Indochine entrainent le départ de milliers de personnes vers une France promise à un meilleur avenir. Mais, à leur arrivée, les familles qui ne peuvent être hébergées par leurs propres moyens sont placées dans d'anciens camps militaires transformés en centres d'hébergement temporaires. Lors de leur transfert dans le Lot-et-Garonne, c'est d'abord au Centre d'Accueil des Rapatriés d'Indochine (CARI) de Sainte-Livrade-sur-Lot que certaines de ces familles sont hébergées. Ce camp est par la suite renommé le Centre d'Accueil des Français d'Indochine (CAFI), appellation significative de leur installation définitive. Contrairement aux autres centres de transit qui ferment tous leurs portes dans les années 1960, ce lieu unique continue d'exister grâce aux familles et aux associations2 qui perpétuent les traditions et la mémoire de ceux qui y ont vécu.

A partir de nombreux témoignages et de son expérience du CAFI, la réalisatrice nous présente avec beaucoup de justesse ce « petit Vietnam »3 et le sentiment d'injustice qui l'habite. Cependant, le manque de dialogue et l'absence d'explications nous semble difficilement compréhensible par un public non averti, surtout s'il s'agit de jeunes enfants : l'histoire de l'Indochine et des rapatriés n'ayant jamais été intégrée aux programmes scolaires, les non-initiés pourront vite se perdre dans les nombreux « flash-back » qui rythment le film. Ainsi, Marie-Christine Courtès oblige le spectateur à se poser des questions, en s'aidant des faits les plus négatifs et impardonnables de cette histoire, en le plongeant dans une colère mélancolique, mais oubliant en outre, comme dans son précédent documentaire, de nuancer (un peu) la tragédie. En effet, on peut regretter que seuls les témoignages aient été pris en compte, alors même, que sont disponibles depuis 2005 aux Archives départementales du Lot-et-Garonne les archives du camp4. Néanmoins, le film suit précisément le fil des évènements et reste d'une qualité historique non négligeable. Et c'est avec beaucoup de talent que la réalisatrice nous engage à regarder et à assumer notre passé colonial, à réfléchir sur l'exil et sur l'immigration qui en a découlé, et à s'offusquer du peu de place mémorielle laissée à cette histoire dans notre société. Par ailleurs, il faut souligner la qualité graphique du film. Les talentueux Marcelino Truong et Ludivine Berthouloux, ont réussi à dessiner une histoire à la fois sombre et colorée, où l'ambiance asiatique est magnifiquement représentée, renforcée par la musique et les rites chorégraphiques très bien pensés de Frank2Louise.

Cliché Vivement Lundi!

Sous tes doigts est un film d'animation qui nous transporte, tant par son récit que par son univers artistique. Il participe à la reconnaissance de ces rapatriés tout comme les manifestations organisées par les associations et la réflexion menée depuis quelques années par le Comité de pilotage pour le lieu de mémoire du CAFI.  Il nous invite aussi à réfléchir sur la place qu'occupe la mémoire de l'immigration dans notre société et la façon dont elle est transmise aux générations actuelles. Je vous invite donc fortement à regarder cette belle coproduction de Vivement Lundi ! qui sera diffusée le 14 juin 2015 sur France 2.

Fanny BREE

 

 

1 Voir Le camps des oubliés, Marie-Christine Courtès, Grand Angle Production, 2004, 52 mn.

2 Coordination des Eurasiens de Paris-CAFI (CEP-CAFI) et Association des Résidents et Amis du CAFI (ARAC).

3 ROLLAND, Dominique, « Petits Viêt-Nams. Histoire des camps de rapatriés français d'Indochine. », Bordeaux, Editions Elytis 2010.

4 Archives départementales du Lot-et-Garonne : 2327 W.