Féminiser les noms de rues ?

L’information a paru ce 26 août dans les colonnes de plusieurs grands journaux et sites d’information nationaux : des militantes de l’association Osez le féminisme ont changé les noms des plaques des rues de l’île de la Cité à Paris en les replaçant par des dénominations féminines. L’objectif de cette action est, selon le quotidien Libération, de « soulever la question problématique de la toponymie des rues de Paris » puisque seulement 2% d’entre elles prennent le nom d’une femme. Bien entendu, nous n’avons pas à nous exprimer quant à la légitimité du désir de parité dans l’histoire et/ou la mémoire. Pour autant, le choix du nom des rues comme vecteur de cette revendication invite à la réflexion et appelle quelques commentaires.

Affichage réalisé à Rennes par La Brique, 26 mai 2013. Cliché En Envor.

Rappelons tout d’abord que ce mouvement n’est à l’origine pas parisien mais qu’il semble bien démarrer en 2013 à Rennes, à l’initiative de deux artcivistes, Mathilde et Juliette, répondant au nom de La Brique. Partant du constat que seules 6% des rues du chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine portent le nom d’une femme, les deux étudiantes en graphisme décident de réaliser un affichage sauvage alliant photos, visuel de ce que pourraient être les plaques des rues ainsi féminisées, illustration d’archive et courte notice biographique. L’objectif est clair puisque le slogan « trop peu de rues portent un nom de femmes » est mis en évidence. La démarche se veut résolument pédagogique, les affiches étant collées à hauteur de regard, contrairement aux plaques d’émail bleu que l’on finit trop souvent par ne plus regarder.

Sans que l’on sache s’il y a une relation de cause à effet, la municipalité publie au même moment un prospectus proposant un « itinéraire dans les rues de Rennes » à travers les dénominations honorant les « femmes illustres ou inconnues ». S’en suit une liste d’une centaine de dénominations – accordées à des voies et des équipements publics – qui n’est pas sans interroger sur ce qui s’apparente à une véritable politique de féminisation puisque le même document avance, signé par le Maire de l’époque et l’adjointe aux droits des femmes, qu’un « véritable engagement a été pris pour [….] respecter la place des femmes dans notre histoire collective puisque si, seulement 98 femmes sont honorées à ce jour, 47 le sont depuis 1995, soit une augmentation de près de 55% ».

Or, force est de remarquer que les dénominations adoptées en vertu d’une délibération en Conseil municipal, comme l’impose la loi, ne disent finalement que peu de chose de ces femmes. Pour ne parler que de la Seconde Guerre mondiale, si les noms de Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion résonnent sans doute dans la tête de nombreux passants, tel n’est probablement pas le cas des résistantes bretonnes Andrée Récipon et Marie Alizon. Dès lors, on peut légitimement se demander à quoi sert de féminiser les noms de rues si la portée de l’hommage rendu n’est pas expliquée. C’est bien ce qui faisait d’ailleurs la force de l’initiative de La Brique, sa dimension pédagogique.

Carte postale. Collection particulière.

Par ailleurs, le nom de rue étant un « lieu de mémoire »1, il convient de contextualiser cette dernière en rappelant qu’elle est avant tout l’outil politique du temps présent. Aujourd’hui, quiconque se penche par exemple sur la rue Edith Cavell pourra sans doute apprendre qu’il s’agit d’une infirmière fusillée par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale. Or, se limiter à la dimension « héroïque », comme le rappelle la plaque émaillée, de cette femme ne semble ici pas suffisant. Il faut rappeler le contexte ayant conduit à la décision politique qu’est une dénomination de voie publique : en pleine guerre, elle s’apparente alors, de même que la rue Jean Jaurès qui la jouxte et est dénommée le même jour, à un outil de mobilisation patriotique pour une guerre juste contre la barbarie allemande2. Sachant cela, il convient sans doute de se demander si tel est réellement le message que souhaitent véhiculer les associations féministes ?

Enfin, quelques lignes doivent être consacrées à la rue des Munitionnettes, situées dans le nouveau quartier créé en lieu et place de l’ancien arsenal, lieu essentiel à Rennes de la mobilisation industrielle pendant la Première Guerre mondiale3. Il est un fait que les dénominations de voies publiques sont avant tout conçues comme des moyens de valoriser, de placer sur un piédestal des personnalités ou des trajectoires exceptionnelles. Ainsi, toujours pour rester à Rennes, la rue d’Oradour-sur-Glane, dénommée d’après le fameux massacre de l’été 1944, semble bien constituer une exception. Or à la différence d’Edith Cawell, les munitionnettes n’ont, nous semble-t-il, pas grand-chose d’héroïque et s’apparentent plus à des victimes de l’histoire. Endurant des journées de douze heures pour des salaires de misère dans des conditions de travail difficiles qui les exposent à de nombreux accidents, elles sont de surcroît renvoyées dans leur foyers dès la signature de l’Armistice, sacrifiées sur l’autel de la dette publique et de la place à (re)faire aux hommes. Est-ce réellement l’exemplarité que les associations féministes souhaitent mettre en avant ?

Carte postale. Collection particulière.

En d’autres termes, il ne suffit pas de féminiser les noms de rues. Il convient que les dénominations choisies s’accordent avec le message que la collectivité souhaite délivrer et que celui-ci soit explicité, la plaque d’émail n’étant pas, dans beaucoup de cas, suffisamment « parlante » pour que la dénomination « dise quelque chose » aux personnes qui passent devant, le plus souvent d’ailleurs sans y prêter la moindre attention.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 MILO, Daniel, « Les noms de rue », in NORA, Pierre (Dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 283-320.

2 Pour de plus amples développements sur cette dénomination de voies on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, La mémoire de la Guerre dans les rues rennaises, Place publique. Rennes et métropole, n°30, juillet-août 2014, p. 82 et « Du pont de Berlin à la rue des Munitionnettes : l’odonymie et la Grande Guerre », in JORET, Eric et LAGADEC, Yann (Dir.), Hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, Conseil général d’Ille-et-Vilaine, 2014, p. 375-383.

3 Nous renverrons à ce propos à la communication prononcée par Jérôme Cucarull lors du colloque La Grande Guerre des Bretons. Actes à paraître.