L'arrière, pas si loin du front, si proche de la guerre

 

 

L’année 2014 marque le premier temps fort des commémorations de la Grande Guerre. Au-delà de l’aspect purement mémoriel, elle pose déjà les bases d’un renouveau historiographique. Longtemps délaissées des historiens, les régions de l’arrière suscitent en effet un nouvel intérêt. Hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre – fruit du travail collectif de la Société d’Archéologie et d'Histoire d'Ille-et-Vilaine, des Archives départementales de ce même département et de 55 auteurs – s’inscrit pleinement dans cette démarche en souhaitant « rappeler la manière dont les habitants – tous les habitants – du département ont vécu non seulement les quatre années du conflit, mais aussi  la manière dont la mémoire s'est inscrite dans les corps, les esprits et dans les paysages des villes et des villages » (p. 13)1.

Visuel de l'ouvrage Hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine.

A la lecture des 425 pages, force est de constater que cette monographie tient ses promesses. Pourtant, elle ne constitue qu’un point de départ au renouveau historiographique. Il semble en effet important de développer nos connaissances sur les régions dites de l’arrière pour améliorer notre compréhension globale de la guerre. La recension de cet ouvrage, comparée à des exemples du Morbihan, nous offre l’occasion d’exposer la nécessité de replacer l’arrière au cœur du conflit.

Des fronts pas si lointains

La première barrière historiographique qui doit être brisée est bien celle de la perception du front, trop souvent restreinte à l’Est de la France. Cette dernière doit être pourtant envisagée de manière plus large en englobant les fronts orientaux où combattent de nombreux Bretons : en Méditerranée2, dans le Pacifique3… Sans aller nécessairement aussi loin, rappelons toutefois que les côtes d‘Ille-et-Vilaine sont sujettes aux attaques des redoutables U-Boote allemands (René Richard et Jacques Roignant, p. 93-101 et p. 227-242)4. Les conséquences sont significatives : dans le Morbihan 63 navires sont coulés entre février 1917 et novembre 19185. La marine puis l’aviation viennent au secours de la défense du littoral6. A défaut d’être le plus spectaculaire, c’est donc un véritable front maritime qui s’ouvre en Bretagne.

Il faut ensuite dépasser l’idée que le conflit est invisible à l’arrière autrement que par la correspondance. La déclaration de guerre augmente la présence de soldats en Bretagne. L’Ille-et-Vilaine devient ainsi une vaste « caserne » (Yann Lagadec, p. 110-111). Le département accueille des dépôts des régiments de la 6e région militaire, initialement stationnés dans l’Est de la France7. Des milliers de conscrits viennent dès lors s'y former avant de rejoindre le front. Il faut dire que la Bretagne offre de nombreux avantages naturels : entrainement au tir dans les dunes, tirs d’artillerie en pleine mer… Des tranchées sont aussi reconstituées dès l’automne 1914 comme en témoignent celles découvertes à Pouédern dans le Finistère et à Pontivy dans le Morbihan8.

Carte postale. Collection particulière.

De la même manière, les Américains viennent se former dans des camps militaires comme celui de Coëtquidan. Leurs permissions sont alors l’occasion d’un choc de cultures qui profite à de nouvelles découvertes : le jazz du côté breton et l’alcool du côté des jeunes Américains originaires des Etats secs, prohibition oblige. Ces partages – certes quantitativement moins importants que dans les principaux ports de débarquements que sont Nantes et Brest – sont notamment constatés dans la région de Redon (Benoît Berthelot, p. 253). Nous nous permettrons toutefois de nuancer la vision sereine de ces rencontres telle qu’elle est parfois présentée : « Dans l’ensemble, les relations avec les civils se passent bien » (Benoît Berthelot, p. 253). L’exemple du Morbihan pointe en effet les nombreux désagréments souvent liés à l’ivresse des Sammies9. Suite à de nombreux vols ou faits d’indiscipline aux abords du camp de Meucon, des mesures sont prises par les autorités françaises et américaines au printemps 1918 : mise en place de patrouilles de police militaire, interdiction de vente d’alcool fort10… Des mesures suffisamment importantes pour penser que les relations avec la population locale sont bien plus complexes que ne laissent entendre certaines sources.

L'arrière au service de la guerre

Preuve de son importance, l’arrière constitue un ressort logistique inestimable pour l’armée. C’est tout d’abord le lieu où l’on soigne les blessés et les malades – car il ne faut pas oublier les tuberculeux et les soldats atteints de troubles psychologiques –, bien souvent dans des structures temporaires. Le sujet, bien que formidablement dépouillé ces dernières années par François Olier, tient encore une place trop faible dans l'historiographie11 malgré différentes publications sur l’Ille-et-Vilaine qui nous apportent, ainsi, une vision plus claire de la logistique sanitaire (Marie Llosa, p. 141-161)12. Notons toutefois que cette question semble grandement intéresser en 2014, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Ainsi, dans le Morbihan, deux très belles expositions lui sont consacrées : aux Archives municipales de Vannes et aux Archives de la congrégation des Filles de Jésus à Plumelin13.

Carte postale. Collection particulière.

L’arrière est surtout connu pour être l’usine et le grenier de l’armée. L'Ille-et-Vilaine, qui ne semble pas faire exception sur ce point, dispose en effet d’une main-d’œuvre conséquente en dépit de l’absence des mobilisés partis au front : les femmes (Martine Cocaud, p. 177-196), les enfants, les non-mobilisés, les démobilisés dans le cadre de la loi Dalbiez ou encore les prisonniers de guerre considérés à juste titre comme des « travailleur[s] providentiel[s] [...] » par Ronan Richard (p. 175). Or, si nul n’ignore ce rôle de l’arrière, nos connaissances restent néanmoins limitées notamment sur les quantités réellement produites. C’est l’un des reproches que l’on peut adresser à cet ouvrage, ce qui montre bien tous les chantiers qui restent à être mis en œuvre dans le cadre de l'historiographie bretonne de la Grande Guerre...

La guerre est pénible, même à l’arrière

L’idée qu’il serait doux de vivre à l’arrière persiste bien souvent dans nos représentations de la Grande Guerre. Pourtant, l’étude de la vie quotidienne en Bretagne permet de nuancer cette croyance. La première difficulté rencontrée par la population est de ne pas savoir. L'angoisse des familles reste en effet suspendue aux nouvelles de la presse, aux annonces de l'administration ou à la correspondance. Si précieuse, cette dernière est pourtant loin de répondre avec objectivité aux questions des proches. L'expéditeur doit en effet passer l'épreuve de la censure et préserver sa famille d'une réalité indicible. Et pour cause, comment évoquer cette effroyable odeur de putréfaction décrite par un soldat du 41e régiment d’infanterie : « une puanteur à vous soulever le cœur, tellement insoutenable que je n'ose même respirer, tant j'ai peur tout à la fois d'être asphyxié et d'inspirer des myriades de petits asticots capables de m'empoisonner le sang » (Yann Lagadec, p. 42) ?

A l’arrière, la guerre joue avec les nerfs de la population. Elle instaure rapidement un climat de suspicion. Comment expliquer la présence au village d'un homme en âge de se battre ? Celui qui n'est pas suspecté d'être un espion (Claudia Sachet, p. 129) est a minima traité d'embusqué (Yann Lagadec, p. 122-123). Même les femmes ne sont pas épargnées par le regard inquisiteur de leurs voisins14. Et puis il y a tous ceux qui sont accusés de s'enrichir alors que d'autres se battent : les profiteurs de guerre (Béatrice Touchelay, p. 233) mais aussi les escrocs qui organisent de fausses quêtes de solidarité (Laurent Castel, p. 120). Dans ce contexte le climat de l'arrière est pesant et la délation fréquente (Laurent Castel, p. 112).

Carte postale. Collection particulière.

L’arrière n’échappe pas non plus aux problèmes des restrictions. Si les campagnes semblent plus épargnées, elles subissent de plein fouet les réquisitions souvent jugées injustes. Eric Joret montre par une minutieuse analyse des archives judiciaires les tensions qu’engendrent ces réquisitions entre l’Etat et les agriculteurs (p. 207-226). Mais, là encore, de nombreuses connaissances manquent cruellement à notre compréhension de la période. Quelles sont les réactions de la population face à la hausse du prix des denrées alimentaires et à la raréfaction de ces mêmes denrées ? De même, comment sont contournées les restrictions mises en place en 1917 et la baisse progressive des rations ? En d’autres termes, dans quelle mesure se met en place un marché noir et des stratégies de système D dans une région agricole15 ?

Une Guerre qui ne passe pas

La signature de l’Armistice permet les premiers retours de soldats dans le département, en particuliers les prisonniers de guerre. Mais il faut attendre la signature du traité de Paix pour que le gros des troupes ne revienne. Le retour des régiments est minutieusement préparé et orchestré. La foule acclame ses héros dans une liesse qui souhaite marquer « la fin de la guerre mais aussi celle d'une autre période également très difficile, celle du retour à la vie civile » (Erwan Le Gall, p. 298). 

En effet, la Paix n’assure pas le retour à la normale dans les départements de l'arrière. Pas moins de 24 000 soldats d’Ille-et-Vilaine sont morts au combat. Un chiffre tristement similaire à celui du département voisin, le Morbihan (25 000 morts)16. Ainsi, ces statistiques, moindre que celles de la Vendée ou de la Lozère, coupent une nouvelle fois court à l’idée que les départements bretons auraient été plus touchés que les autres par le conflit17.

Face à la sinistre tragédie de la guerre, la population doit faire son deuil. Mais en l’absence des corps, celui-ci doit être réinventé. Des monuments commémoratifs sont alors érigés dans l’espace public. Les plus connus sont certainement les monuments aux morts, présents dans presque toutes les communes, parfois en double comme à Antrain (Bruno Isbled, p. 332-341). L’hommage aux morts prend également de nombreuses autres formes : vitraux de l’église Saint-Sulpice à Fougères (Norbert et Erik Galesne, p. 362-363), livre d’or des instituteurs (Gilbert Nicolas, p. 346), plaques commémoratives dans les lycées (Yann Lagadec et Yves Rannou, p. 345-347), plaques en hommage aux pompiers (Raymond Fillaut, p. 353). Et puis, dans la campagne sont érigés des calvaires et autres monuments privés (Yann Lagadec et Yves Rannou, p. 350).

Cérémonie patriotique au monument aux morts de Janzé. Carte postale, collection particulière.

Amputée d’une partie de sa population active, le département doit également se reconstruire. Pour s’en rendre compte, il suffit de constater l’évolution des effectifs des métiers de l’éducation. Gilbert Nicolas annonce en effet le décès de 113 instituteurs sur les 480 mobilisés, soit 23,5% des effectifs (p. 57). Une constante des départements de l’arrière vérifiée à l’échelle du Morbihan qui perd 91 instituteurs sur le front18. Qui plus est, ces chiffres doivent être reconsidérés du fait des blessures physiques et psychologiques qui obligent de nombreux autres à renoncer à leur métier dès 1919.

Pour ceux qui reviennent vivants, le retour à la vie civile est également difficile. Ces derniers ressentent dès lors le besoin de se rassembler dans le mouvement combattant. La section d'Ille-et-Vilaine d’l’Union nationale des combattants est ainsi créée dès le début de l'année 1919 (Léon Pérouas, p. 302-303). Comprendre ces difficultés est alors fondamental pour appréhender les enjeux politiques complexes de l’entre-deux-guerres (David Bensoussan, p. 315).

 

En définitive, Hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre apporte une vision claire et efficace du quotidien d’un département de l’arrière durant la guerre. Toutefois, on regrettera que certains sujets soient peu développés tels que les réfugiés, les internés, les permissionnaires ou encore l’industrie. Conscients du problème, les auteurs évoquent ces lacunes dès l’introduction et souhaitent éveiller la curiosité de nouveaux chercheurs (p. 14). C’est également ce que nous souhaitons. Il faudra donc surveiller les parutions prévues ces prochaines années. Pus particulièrement, on considérera avec beaucoup d’attention la publication des actes des colloques organisés en mai 2014 sur les Bretons et sur les Normands durant la Grande Guerre, mais également celle du richement documenté catalogue de l’exposition proposée par les Archives départementales du Morbihan19. C’est également cette volonté d’élargir les champs de la recherche qui a motivé la sélection des articles du quatrième numéro d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne.

Yves-Marie EVANNO

JORET, Eric et LAGADEC, Yann (dir), Hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, Conseil général d’Ille-et-Vilaine, 2014.

 

 

1 JORET, Eric et LAGADEC, Yann (dir), Hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, Conseil général d’Ille-et-Vilaine, 2014. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références au premier ouvrage cité sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Pour un éclairage sur les soldats bretons en Orient voir SCHAEFFER, Fabien, « De la Bretagne et du front d’Orient pendant la Première Guerre mondiale »,  En Envor, revue d’histoire contemporaine, n°4, été 2014, en ligne.

3 On pense par exemple à l’affrontement entre le croiseur allemand l’Emden et le torpilleur français Le Mousquet le 28 octobre 1914 dans la baie de Pénang (Malaisie). « Héroïque sacrifice des marins du Mousquet », Le Nouvelliste du Morbihan, 5 novembre 1914, 28e année, n°469, p. 1.

4 Sur ce point on renverra également à RICHARD, René, ROIGNANT, Jacques, Les navires des ports de la Bretagne provinciale coulés par faits de guerre, 1914-1918, tome 1, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2010.

5 Arch. dép. du Morbihan : R 1284. Torpillages et Affaires diverses (1914-1918).

6 LE ROY, Thierry, La Guerre sous-marine en Bretagne – Victoire de l’aéronavale, Imprimerie régionale, Bannelec,  1990.

7 Arch. dép. du Morbihan : R 494. Tableau indiquant les villes sièges des dépôts des corps de troupes des différentes armes.

8 « Grave accident à Landernau », La Dépêche de Brest, 30e année, n°11255, 23 mai 1916, p. 2 ; « « Pour les blessés » ; Bulletin quotidien des communes de l’arrondissement de Pontivy, 2e année, n°96, 21 novembre 1914, p. 1 et « Pour les blessés »,  Bulletin quotidien des communes de l’arrondissement de Pontivy, 2e année, n°98, 23 novembre 1914, p. 1.

9 Sur ce point voir « Un camp américain », Archives départementales du Morbihan, Les Morbihannais dans la Guerre 14-18, Vannes, Conseil général du Morbihan, 2014, p. 118-125.

10 Arch. dép. du Morbihan : 4 M 170: Arrêté préfectoral du 22 mai 1918.

11 OLIER, François, QUENEC'DHU, Jean-Luc, Hôpitaux militaires dans la guerre 1914-1918, Louviers, Ysec Éditions, 2008.

12 Pour compléter cette contribution, on se permettra de renvoyer à BOUFFORT, Daniel, « Les formations sanitaires dans une place militaire de l’arrière, Fougères (1914-1918) », En Envor, revue d’histoire contemporaine, n°4, été 2014, en ligne.

13 « Vannes, ville, hôpital et solidaire » aux Archives municipales de Vannes (2 août – 19 octobre 2014) et « Les Filles de Jésus dans la guerre 14-18 » à Plumelin (novembre 2013 – novembre 2015).

14 De nombreuses voix s’élèvent contre les allocations accordées aux mères de familles. Dès 1915, le maire de Guilliers, dans le Morbihan, les accuse de dépenser l’argent de la collectivité dans l’alcool et ainsi de donner à leurs enfants « le mauvais exemple de l’ivresse et de la paresse ». Arch. dép. du Morbihan : 3 ES 80/8: Avis de la mairie de Guilliers, 1915.

15 Sur ce point, Eric Alary apporte une ébauche de réponse  intéressante qu’il serait intéressant d’étendre à la Bretagne. ALARY, Eric, La Grande Guerre des civils (1914-1919), Paris, Perrin, 2014, p. 2223-226.

16 Arch. dép. du Morbihan : R 1289. Nombre des décédés et des disparus au cours de la guerre, note remise au préfet du Morbihan le 14 septembre 1922.

17 Sur ce point, voir notamment LOEZ, André et MARIOT, Nicolas, « L'approche spatiale de la mort de masse en 1914-1918 et ses enjeux un commentaire de Géographie économique des morts de 14-18 en France », Revue économique, volume 65, n°3, mai 2014, p. 533-542.

18 Arch. dép. du Morbihan : R 1289. Statistique par professions des décédés et disparus au cours des hostilités, 15 octobre 1919.

19 La Grande Guerre des bretons. Vécu[s], expérience[s], mémoire[s], 1914-2014 (Rennes, 14-15 mai 2014), La Normandie dans la Grande Guerre (Rouen, 16 et 17 mai 2014) et Archives départementales du Morbihan, op.cit.