Jaurès au Panthéon

L’entrée, le 23 novembre 1924, de Jean Jaurès au Panthéon, dix ans après son assassinat au Café du croissant par Raoul Villain, est un véritable évènement, au sens propre du terme. Bien entendu, pour le peuple de gauche, l’arrivée de la dépouille du tribun socialiste dans la maison des grands hommes – et des grandes femmes même s’il en était beaucoup moins question à l’époque – est un moment d’importance. Mais, si la panthéonisation de Jaurès est si particulière, c’est qu’elle marque la naissance d’un rituel commémoratif qui, par bien des égards, subsiste encore aujourd’hui. En effet, la presse nationale accorde de nombreuses pages à cet évènement minutieusement scénarisé, à la manière d’un véritable show1. Pour autant, quelle peut-être la position de la presse bretonne face à la panthéonisation d’un homme qui n’entretient avec la péninsule armoricaine que des relations distantes ?

Le tombeau de Jaurès au Panthéon. Carte postale. Collection particulière.

A l’instar des grands quotidiens nationaux tels que Le Matin, l’Echo de Paris et, bien entendu, l’Humanité, dont Jean Jaurès fut le fondateur, La Dépêche de Brest accorde une large place à l’évènement. La cérémonie du transfert des cendres est racontée par le menu et le discours prononcé à cette occasion par le Président du Conseil, Edouard Herriot, est reproduit in extenso. De même, à Lorient, L’Ouest Républicain, qui se présente comme étant le « journal des populations agricoles & maritimes du Morbihan », titre en annonçant que « le corps du Tribun socialiste Jean Jaurès a été transporté solennellement au Panthéon » et publie même un portrait du défunt en première page2.

Mais, loin de l’image consensuelle que l’on pourrait avoir aujourd’hui d’une telle cérémonie, le transfert des cendres de Jean Jaurès au Panthéon est, à une époque où la presse affiche encore plus nettement ses opinions qu’aujourd’hui, l’occasion de discours singulièrement différents. A gauche, on salue le grand homme, quitte à verser dans le culte de la personnalité. Ainsi, Le Cri du peuple, hebdomadaire de la section finistérienne du parti socialiste SFIO, n’hésite pas  publier en première page dans son édition du 15 novembre 1924 une « ode panthéïque » en alexandrins !3

A droite, en revanche, c’est moins le tribun socialiste qu’on attaque que le faste de cette cérémonie, ce qui est une manière de s’en prendre au Cartel au pouvoir depuis les élections législatives de mai 1924. Et le moins que l’on puisse dire est que le ton est particulièrement vif. A Dinan, L’Eclaireur s’insurge et rappelle que « ce qu’il faut retenir » de cette cérémonie « ce n’est pas seulement son caractère pompeux, le gaspillage des deniers publics qu’elle représente à une heure où il serait si utile d’agir économiquement, c’est aussi la légèreté coupable des hommes qui nous gouvernent : pour satisfaire les idéaux des socialistes qui composent une partie de sa majorité et qui la mènent, de la coulisse, absolument comme Jaurès menait Combes, on a organisé une journée d’un caractère nettement révolutionnaire »4. Même tonalité à Vannes où Le Nouvelliste rappelle en plus « comment la fille de Jaurès se fit religieuse » 5.

Mais c’est probablement L’Ouest-Eclair qui se montre le plus virulent lors de cette panthéonisation. Le 23 novembre 1924, le quotidien rennais annonce ainsi en première page que « c’est aujourd’hui que le Cartel va honorer Jaurès aux frais des contribuables » tout en expliquant – à l’aide d’un anachronisme sur la notion d'antimilitarisme qui ne peut aujourd’hui que frapper – qu’à cette occasion « on a renoncé à concilier la présence de l’armée avec les opinions antimilitaristes du défunt ». Le lendemain, le ton est encore plus acide puisque si le journal concède que « la cérémonie du transfert s’est déroulée sans incident », c’est pour préciser immédiatement après que « 20 000 communistes ont accompagné le cortège au chant de l’Internationale », ce qui est sans doute encore plus grave aux yeux d’Emmanuel Desgrées du Lou.

Carte postale. Collection particulière.

 Au final, si le transfert des cendres de Jean Jaurès au Panthéon le 23 novembre 1924 est un évènement qui fait la une de la presse bretonne, c’est moins du fait des attaches du grand homme avec la péninsule armoricaine que par le symbole qu’il représente. La cérémonie est en effet, c’est selon, le moment de se réjouir des luttes pour la justice et le progrès social ou, au contraire, de dénoncer les hordes de rouges défilant en plein cœur de Paris et l’atteinte portée à l’Armée. Ce faisant, la Panthéonisation se révèle alors être un geste politique bien éloigné de la recherche d’unanimité et de consensus que l’on connaît aujourd’hui.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 BEN-AMOS, Avner, « La Panthéonisation de Jean Jaurès. Rituel et politique sous la IIIe République », Terrains, n°15, octobre 1990, en ligne.

2 L’Ouest-Républicain, 5e, année, n°96, Jeudi 27 novembre 1924, p. 1.

3 « Ode panthéïque », Le Cri du peuple, 16e année, n°987, 15 novembre 1924, p. 1.

4 « La manifestation Jaurès », L’Eclaireur dinannais, 22e année, n°48, 29-30 novembre 1924, p. 1.

5 « Comment la fille de Jaurès se fit religieuse », Le Nouvelliste de Vannes, Lorient, Ploërmel, Pontivy, 30 novembre 1924, p. 1-2.