Une compétition mémorielle : Jean Moulin VS Brossolette

Avant que Jean Moulin, ancien sous-préfet de Châteaulin dans le Finistère et premier président du Conseil national de la Résistance, n’incarne dans la conscience collective l’Armée des ombres, Pierre Brossolette est, au début des années 1950, l’une des figures les plus célébrées de la résistance contre l’occupant. On ne compte en effet plus les rues, boulevards, avenues, collèges, lycées ou encore gymnases portant son nom. Ceci ne doit d’ailleurs rien au hasard, la mémoire se révélant une fois encore l’outil politique du temps présent et les deux hommes représentant, malgré-eux, des légitimités bien différentes.

Pierre Brossolette. Ecole normale supérieure.

Né le 25 juin 1903 à Paris, Pierre Brossolette se distingue rapidement par des facultés intellectuelles hors du commun qui le conduisent à un remarquable parcours solaire : entré premier à l’Ecole normale supérieure en 1922, il est reçu à l’agrégation d’histoire trois ans plus tard et débute une brillante carrière dans le journalisme. Engagé en politique, il est militant socialiste, Pierre Brossolette se distingue par ses virulentes positions antimunichoises, ce qui lui vaut d’être débarqué de la Radio nationale où il est en charge d’une rubrique consacrée à la politique étrangère. Mobilisé en 1939, Vichy refuse malgré ses brillants états de service lors de la Campagne de France – il est décoré de la Croix de guerre – de le réintégrer dans le corps enseignant du fait de ses déclarations antifascistes. Pierre Brossolette ouvre alors une libraire, au 89, rue de la Pompe à Paris, qui ne tarde pas à couvrir ses activités clandestines puisqu’il rejoint dès 1941 le réseau du Musée de l’homme, tout en devenant rédacteur en chef du journal Résistance.

Pour la IVe République, honorer Pierre Brossolette est donc, d’une certaine manière, mettre en avant un militant politique qui, dès les premières heures de l’occupation, s’engage dans le combat clandestin contre l’occupant. On voit donc là la marque d’un régime parlementaire qui accorde une certaine primauté aux partis politiques, le souvenir de Pierre Brossolette permettant par la même occasion d’occulter celui des 569 parlementaires ayant voté le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. On peut également observer une différence avec le souvenir de Jean Moulin, qui sera lui mis en avant par le général de Gaulle sous la Ve République : haut fonctionnaire, il incarne la continuité de l’Etat.

Pourtant, ayant intégré le réseau de la Confrérie Notre-Dame du colonel Rémy, Pierre Brossolette rencontre à plusieurs reprises le général de Gaulle à Londres, au cours de l’année 1942. Homme de médias, il s’exprime régulièrement sur les ondes de la BBC et on lui doit, notamment, la célèbre expression « les soutiers de la gloire », encensant les membres de la Résistance intérieure. C’est pourtant à cette période que débutent ses relations difficiles avec Jean Moulin, celui qui précisément est chargé d’unifier la Résistance intérieure. Parachuté à plusieurs reprises en France, afin notamment  de rechercher de futurs cadres permettant, lors de la Libération, de prendre en charge l’administration provisoire du territoire, Pierre Brossolette est arrêté le 2 février 1944 à Audierne, dans le Finistère, en compagnie d’Emile Bollaert. Embarqués à bord d’un bateau de pêche pour rejoindre l’Angleterre, ils sont drossés sur la côte par un sévère coup de vent.

Le Panthéon, dernier lieu d'affrontement de ces deux grandes figures de la Résistance. Carte postale. Collection particulière.

 Pris en charge par la Résistance locale, les deux hommes sont néanmoins arrêtés et écroués le 5 février 1944 à la prison de Rennes, avant d’être transférés à Paris. Torturé, Brossolette ne parle pas et, profitant d’un moment d’inattention de ses geôliers, se jette le 22 mars 1944 de la fenêtre du cinquième étage. Mort le soir-même, il symbolise assurément le courage, la volonté et la rectitude morale des Résistants. Ce sont d’ailleurs bien ces valeurs qui justifient sa panthéonisation, le 27 mai 2015. Pourtant, cette décision fait polémique et certaines voix s’élèvent pour dénoncer « un affront à la mémoire de Jean Moulin ». Réunis dans ce temple érigé en hommage « aux grand hommes de la patrie reconnaissante », les deux hommes n’en demeurent pas moins rivaux.

Erwan LE GALL