Une mémoire qui flanche ? Sur des évolutions récentes des monuments aux morts de la Grande Guerre en Bretagne

En Bretagne comme ailleurs, c’est au lendemain de la Grande Guerre, entre 1919 et 1924, que la plupart des communes décident d’ériger un monument en souvenir de ceux qui, nés ou vivant là en 1914, sont morts durant le conflit. Certaines, ici comme ailleurs, l’avaient d’ailleurs envisagé très tôt, dès 1915 par exemple pour Quemper-Guézennec, dès 1916 à Hénanbihen, deux petites communes des Côtes-du-Nord. L’on attend cependant ensuite la fin des hostilités pour faire édifier ces monuments, le temps d’établir la liste « complète » de ceux dont les noms devront y figurer, le temps de réunir les finances nécessaires – souvent plusieurs milliers de francs, parfois plusieurs dizaines de milliers –, le temps de décider de la forme du futur monument – acheté sur catalogue ou commandé à un statuaire de renom –, de se mettre d’accord aussi et surtout sur le lieu le plus adapté pour l’accueillir.

Carte postale. Collection particulière.

Au fil du temps – et plus encore ces dernières années –, certains de ces monuments ont connu évolutions, transformations, translations qui méritent que l’on s’y arrête. Certaines de ces modifications contribuent en effet à donner un sens pour une part nouveau à ces œuvres apparues il y a près d’un siècle, dans une indifférence d’ailleurs assez générale. 

Un phénomène parfois ancien : les « pérégrinations » du monument d’Yffiniac

A dire vrai, le phénomène n’est pas totalement nouveau, comme l’illustre le cas du monument aux morts d’Yffiniac, petite commune des Côtes-du-Nord, à quelques kilomètres à l’est de Saint-Brieuc. Dans les années 1920 tout d’abord, puis à nouveau en 1935, ce monument a connu deux déplacements successifs… d’une vingtaine de mètres chacun. 20 ou 30 m à chaque fois, une cinquantaine de mètres au total, la chose peut paraître sans grande importance, purement anecdotique.

La réalité est plus complexe en fait. Le monument d’Yffiniac fait en effet partie de ceux – très minoritaires en Bretagne – édifiés initialement à proximité de la mairie : ils ne sont par exemple que 5 % en Ille-et-Vilaine. Partout ou presque, c’est la proximité de l’église ou du cimetière – un espace consacré – qui a été privilégiée, y compris lorsque le monument communal est doublé d’un second, paroissial celui-là, directement dans l’église – de simples plaques de marbre le plus souvent. 86 % des monuments d’Ille-et-Vilaine, 79 % en Loire-Inférieure, 76 % dans le Morbihan sont dans ce cas. En cela, la Bretagne se distingue nettement du Midi ou du Sud-Ouest : alors que seuls 15 % des monuments sont érigés dans le cimetière dans les Bouches-du-Rhône, 2 % en Corse, ils sont 52 % dans les Côtes-du-Nord… et 99 % dans le Bas-Léon .

Or, à Yffiniac, les deux « glissements » successifs du monument l’ont, dans un premier temps, placé sur un côté de la place de la mairie et non plus face à elle, puis à proximité directe de l’église. En deux temps, l’obélisque a ainsi perdu très largement son sens « civique » apparent – il faudrait en effet le nuancer, une croix y figurant, tandis que le recteur de la paroisse a beaucoup fait pour réunir les fonds nécessaires – pour devenir un monument à connotation désormais très largement, voire exclusivement, religieuse.

En quelques années, le monument aux morts d’Yffiniac est passé de la proximité directe de la mairie, visible à l’arrière-plan sur une carte postale des années 1920, au chevet de l’église paroissiale. Ccollection particulière et cliché Yann Lagadec.

Les édiles des années 1920-1930 avaient-ils conscience de cette évolution en décidant ces déplacements ? Sans doute pas, notamment parce que les études qui ont pu mettre en évidence ces phénomènes datent des années 1980-1990 pour les premières. Il en va autrement de leurs successeurs… 

Un révélateur : les oppositions au déplacement des monuments de Saint-Aubin-des-Landes et de Gourin

Ces dernières années, la presse locale s’est, à plusieurs reprises, fait le relais de protestations contre le souhait de municipalités de déplacer le monument aux morts de leur commune en raison des « embellissements » des centres-bourgs envisagés.

Le cas de Saint-Aubin-des-Landes, en Ille-et-Vilaine, est symptomatique : en 2007, la municipalité a décidé, du fait de travaux à proximité de l’église, de déplacer le monument, sans concertation semble-t-il avec les associations locales d’anciens combattants2. La rupture est rapidement consommée entre les édiles et l’UNC. Pendant plusieurs années, chaque commémoration donne lieu à deux cérémonies distinctes : celle organisée par la municipalité devant le « nouveau » monument aux morts situé près de la mairie d’une part, d’autre part celle des anciens combattants, devant une photographie du monument, à son ancien emplacement. « Ce qu’on respecte, c’est pas le monument aux morts, c’est un emplacement » explique entre autres un combattant d’Algérie qui rappelle que « nos anciens l’ont érigé [ici] en 1920. On veut leur rendre hommage ». « Un monument aux morts, ça ne se touche pas » surenchérit un autre.    

Epiphénomène, limité à un modeste bourg rural ? Pas vraiment. Des projets de déplacement du monument aux morts de Gourin, chef-lieu de canton du Morbihan, donnent lieu à des débats du même type en 2016. Là encore, ce sont les projets d’aménagement du « centre-ville » qui sont à l’origine de la grogne de citoyens : 75 d’entre eux participent par exemple à la réunion organisée par les opposants aux projets qui dénoncent « un déni de démocratie »3. « Un monument aux morts pour la France se respecte » clame quant à elle l’opposition municipale4.  

Le monument aux morts de Gourin sur la place de la Victoire. Collection particulière.

Ce que ne disent pas les articles de la presse locale, c’est qu’au-delà des « embellissements », des « aménagements », des facilités de circulation, ces translations de monuments leurs donnent un nouveau sens. A Saint-Aubin-des-Landes, le monument a ainsi quitté la proximité d’une croix de mission pour se rapprocher de la nouvelle mairie, excentrée dans un lotissement récent et impersonnel, au fond d’une allée où il est désormais invisible . A l’inverse, à Gourin, le poilu installé en 1922 sur la très symbolique place de la Victoire doit rejoindre les environs immédiats de l’église. Dans les deux cas, le sens profond des choix opérés au début des années 1920 par ceux qui ont conçu ces monuments, plutôt religieux à Saint-Aubin, plus largement civique à Gourin.

Le monument aux morts de Saint-Aubin-des-Landes, initialement situé à un carrefour à l’entrée du bourg, au pied d’une croix de mission. Collection particulière.

Là est sans doute la question de fond : peut-on modifier ainsi le sens d’un monument, quand bien même celui-ci ne serait pas classé aux Monuments historiques ? L’historien n’a pas de réponse toute faite ; le citoyen peut en avoir une… qui n’intéresse guère en l’occurrence les lecteurs de cet article. L’historien et le citoyen peuvent cependant noter de concert que cette question de l’emplacement des monuments n’est pas anodine, qu’elle dépasse les seuls aménageurs de centres-bourgs.

Elle n’est d’ailleurs pas la seule de ce genre posée à l’occasion du centenaire de la Grande Guerre         

Fièvre mémorielle et modification des listes de morts sur les monuments

A ces déplacements intempestifs, désordonnés et souvent irréfléchis des monuments aux morts au nom d’une esthétique douteuse – et uniforme – des centres-bourgs, s’ajoute les modifications apportées, sans toujours plus de réflexion, à la liste des morts que portent ces monuments.
L’on pourra arguer, à juste titre, que les listes établies au lendemain de la guerre, entre l’Armistice et l’inauguration des monuments, étaient incomplètes, du fait parfois du manque de renseignements, de malheureux hasards parfois aussi. Ainsi, à Quéméneven, dans le Finistère, Corentin Cariou meurt la veille de l’inauguration du monument, en juillet 1920 ; sa mort étant due à une maladie imputable au service contractée durant la guerre, il est reconnu comme « mort pour la France » en janvier 1921. Trop tard cependant pour que son nom figure avec ceux des autres morts de la commune. Le centenaire aura permis de réparer ce qui peut apparaître comme une « injustice ».

La mise en ligne de la base de données « Mémoire des hommes », son indexation, l’accès facilité aux fiches matricules ont conduit nombre de particuliers, d’associations aussi, à se pencher sur la liste des morts de leur commune, à pointer du doigt les fréquents écarts entre celle figurant sur le monument et celle à laquelle ils arrivaient, suivant des méthodes diverses. L’effort mémoriel, louable, est sans doute plus contestable d’un strict point de vue historique. La liste des morts constituée dans chaque commune en 1919-1920, sans doute imparfaite, reposait cependant sur une logique – souvent propre à chacune de ces communes d’ailleurs. Ici, la priorité a été donnée à ceux qui y sont nés, là à ceux qui y résidaient au moment de leur mobilisation. Mais la résidence des parents de tel ou tel poilu suffit parfois pour que son nom figure sur le monument, à leur demande, lorsque ce ne sont pas les « villégiateurs » qui sont pris en compte dans telle ou telle station balnéaire de la côte bretonne. Les imperfections de ces listes éclatent au grand jour lorsque l’on compare les monuments communaux et ceux, paroissiaux, présents dans de nombreuses églises : certains noms sont présents uniquement sur l’édifice communal, d’autres sur celui de l’église, ces différences étant souvent de l’ordre de 10 à 15 %, parfois beaucoup plus. A Cornillé, en Ille-et-Vilaine, l’on compte 30 % de noms en plus sur le monument extérieur, près de 50 % à Guer dans le Morbihan – 120 noms dans l’église, 183 sur le monument devant la mairie –, sans que la pratique religieuse ne puisse fournir une explication à cette situation : la pratique est par exemple quasi-unanime dans la première de ces communes.

Carte postale. Collection particulière.

Les logiques suivant lesquelles ces listes ont été établies, qui nous échappent souvent aujourd’hui, étaient différentes, voila tout. Est-ce une raison pour modifier, 100 ans après, les monuments ? Et les seuls monuments communaux ? Sans doute pas. Le risque, en effet, est de multiplier les doublons – de nombreux noms figurent déjà sur plusieurs monuments –, de modifier aussi et surtout notre compréhension de monuments inscrits dans un contexte historique précis.

La mémoire doit-elle « effacer » l’histoire ? La question mérite d’être posée, au même titre que celle de l’injonction qu’est devenu le « devoir de mémoire », un « devoir de mémoire » qui tend à faire oublier à beaucoup l’impérieux préalable qu’est le « devoir d’histoire ».

Yann LAGADEC

 

 

 

 

 

1 Sur ce point, voir GUYVARC'H, Didier et LAGADEC, Yann La Grande Guerre des Bretons. Images et histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 162-166 ; sur la Corse, voir PELLEGRINETTI, Jean-Paul et RAVIS6GIORDANI, Georges, Du deuil à la mémoire. Les monuments aux morts de la Corse (Guerre 1914-1918), Ajaccio, Albiana, 2011.

2 https://www.ouest-france.fr/bretagne/vitre-35500/saint-aubin-des-landes-lemplacement-du-monument-aux-morts-fait-polemique-437855

3 https://www.ouest-france.fr/bretagne/gourin-56110/le-deplacement-du-monument-aux-morts-fait-debat-4009854

4 http://argoat56.over-blog.com/2016/01/un-monument-aux-morts-pour-la-france-se-respecte.html

5 Un déplacement du même type a eu lieu ces dernières années à Matignon, dans les Côtes-d’Armor.