L’an II du défi 1 jour 1 poilu

Il a souvent été affirmé que le centenaire de la Première Guerre mondiale venait « d’en bas ». Séduisant, une telle formule ne doit néanmoins pas conduire à se méprendre. Certes, de nombreuses initiatives sont parties des territoires mais le degré d’horizontalité ne doit pas tromper. A un Etat central, parisien, qui encore moins aujourd’hui qu’hier « ne peut pas tout », pour reprendre une célèbre formule, ont succédé des collectivités territoriales qui, à leurs échelles respectives, rajoutent de la verticalité. En réalité, rares sont les initiatives véritablement parties « d’en bas ». Cette dimension rend encore plus le remarquable le défi 1 jour 1 poilu initié par le Rennais Jean-Michel Gilot et en passe d’être rempli (il restait à la date du 22 avril 2018 moins de 6 500 fiches à indexer).

Carte postale. Collection particulière.

Que l’on juge plutôt de la performance : grâce à l’initiative d’un homme, plus de 1 300 000 fiches de morts pour la France de la Grande Guerre ont été annotées par plusieurs centenaires de volontaires ! Certes, l’idée d’ouvrir à l’indexation collaborative ces fiches revient à la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la Défense (ex-DMPA devenue DPMA) et il faut profiter de l’occasion pour souligner ici le remarquable et pionnier travail que constitue le site Mémoire des hommes. Mais il n’en demeure pas moins que sans le défi 1 jour 1 poilu et l’opiniâtreté de Jean-Michel Gilot, le programme d’annotation serait à l’évidence, à l’heure d’aujourd’hui, en friche. Car il ne faut pas l’oublier : il y a 5 ans, le défi paraissait au mieux irréaliste, au pire complètement fou.

Bien entendu, avec le recul, on peut se dire que certains indices pouvaient inciter à l’optimisme. La Grande Guerre est un conflit dont l’empreinte est encore particulièrement sensible. L’historien Nicolas Offenstadt parle d’ailleurs d’une « histoire à soi », c’est-à-dire à laquelle chacun peut se référer à travers sa propre histoire familiale puisque tout le monde a au moins un arrière-grand père qui a combattu entre 1914 et 19181. Et puis l’on sait que les généalogistes constituent un groupe qui peut se révéler d’une redoutable efficacité lorsqu’il se mobilise. Mais pour être honnête, à la fin de l’année 2013, au moment du lancement du projet, c’était plutôt un grand saut dans l’inconnu. C’est pourquoi il faut souligner le rôle essentiel de Jean-Michel Gilot car on ne parvient pas à un tel résultat en claquant simplement des doigts. Il faut agréger, fédérer et motiver au quotidien une communauté de plusieurs centaines d’indexeurs, et ce sur plusieurs années. C’est un véritable savoir-faire et, en la matière, Jean-Michel Gilot a placé la barre d’autant plus haut qu’il n’est pas certain que tout le monde mesure très bien le degré de technicité du travail accompli.

Alors, certes, il reste encore beaucoup à faire. Bien indexer, c’est bien vérifier et la base de données nécessitera encore de long mois de travail pour traquer au peigne fin les coquilles et autres fautes de saisie. Sans compter que ces fiches peuvent se révéler parfois extrêmement piégeuses, ce qui complique d’autant les opérations d’annotation. Pour autant, il faut le réaffirmer avec force : malgré ses imperfections, jamais cette base de données n’aurait pu être indexée et même si le Ministère de la Défense avait bénéficié des budgets pour cela, il n’est pas certain qu’une opération de sous-traitance ait pu donner de tels résultats au regard de la technicité de l’archive.

Carte postale. Collection particulière.

Dans un ouvrage récent – sur un sujet d’ailleurs qui n’a rien à voir avec la Grande Guerre puisqu’il s’agit de la guerre d’Algérie – l’historien Luc Capdevila explique qu’il a travaillé avec de nombreux acteurs de l’époque et parle à ce propos d’histoire « collaborative ». L’expression est séduisante et illustre à merveille ce que peut devenir ce défi 1 jour 1 poilu. Car si une magnifique bataille est en passe d’être gagnée, le combat en faveur de l’approfondissement de nos connaissances est, lui, loin d’être achevé. En effet, on ne sait pour l’heure toujours pas si cette base de données va réellement profiter à la recherche et devenir ainsi un véritable objet d’histoire collaborative. Autrement dit, rien n’est prévu pour rendre les données indexées publiques et les mettre à disposition de tous : simples curieux, universitaires et passionnés. Or on sait qu’ils sont particulièrement nombreux à consacrer tous leurs loisirs à l’étude d’un régiment ou d’un village, accumulant ainsi des savoirs d’autant plus précieux que les milieux académiques n’ont plus nécessairement les moyens – ni l’intérêt, il faut bien le reconnaître – de se livrer à de telles enquêtes.

Du point de vue scientifique, l’enjeu est bien entendu de taille. L’exploitation à large échelle du tableur sur lequel sont retranscrites les informations permettrait de ventiler plusieurs dizaines de milliers de parcours au prisme de paramètres tels que l’âge, le lieu de naissance et le bureau de recrutement, l’unité… Or il s’agit là d’un point sensible car les résultats sont potentiellement très intéressants. On a ainsi longtemps affirmé que le 22 août 1914 a été le jour le plus meurtrier de l’armée française pendant la Grande Guerre3. Mais d’après des estimations transmises par Jean-Michel Gilot, l’indexation des fiches de morts pour la France semble indiquer que c’est le 25 septembre 1915 qui arrive en tête de ce triste palmarès. A bien y réfléchir, lorsqu’on connaît le principe de densification du front qui préside à ces offensives menées en Champagne et en Artois, un tel résultat n’a d’ailleurs rien d’étonnant. Mais encore faudrait-il qu’on puisse le vérifier ! Bref, si le défi 1 jour poilu est probablement encore loin d’être relevé, la balle n’est plus dans le camp des indexeurs.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 OFFENSADT, Nicolas, 14-18 Aujourd’hui, La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010.  

2 CAPDEVILA, Luc, Femmes, armée et éducation dans la guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 16.

3 Pour une brillante analyse on reverra notamment à STEG, Jean-Michel, Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France. 22 août 1914, Paris, Fayard, 2013.