Bien indexer, c’est vérifier !

L’une des initiatives les plus enthousiasmantes de ce centenaire de la Première Guerre mondiale est assurément le défi 1 jour 1 poilu, sorti de l’imagination féconde du Rennais Jean-Michel Gilot. Le principe est extrêmement simple : indexer sur le site Mémoire des hommes du Ministère de la Défense un poilu par jour et inviter le plus de personnes possible à faire de même afin que l’intégralité de la base des morts pour la France soit complétée à la date très symbolique du 11 novembre 2018. Et si ce défi est aussi séduisant c’est que l’opération, qui ne prend au quotidien que quelques minutes, tient autant du sacro-saint « devoir de mémoire » que de la constitution d’un thésaurus à forte valeur ajoutée scientifique.

La nécropole de Neuville-Saint-Vaast où reposent beaucoup de poilus du 10e corps d'armée de Rennes. Cliché: Steeve C.

En d’autres termes, la grande réussite du défi 1 jour 1 poilu est de réunir généalogistes et historiens – deux populations qui ne se fréquentent que très rarement – autour d’un même objectif à travers des sources communes. Mais pour que le patient et ingrat travail des premiers puissent servir aux seconds, il convient de rappeler une règle essentielle : bien indexer, c’est vérifier. En effet, pour les historiens, les fiches de ces morts pour la France n’ont d’intérêt que dans une mise en série, autrement dit dans une optique quantitative. A terme, le défi 1 jour 1 poilu pourra donc permettre d’obtenir des statistiques fiables sur les morts par départements, par date, par champs de bataille mais également par unités, permettant ainsi de savantes et stimulantes comparaisons.

Mais pour que les données collectées puissent être utilisées, il faut qu’elles soient fiables. Or, patiemment constitué par les petites mains du Ministère des pensions1, ce fichier est jonché d’erreurs. Bien évidemment, il n’y a rien de scandaleux à cela puisqu’il est évident que la constitution d’une base de données d’1,3 millions de noms, de surcroît bien avant que l’ordinateur ne soit inventé, ne peut se faire sans un certain nombre de coquilles et/ou omissions. Répétons-le, il ne s’agit nullement pour nous de jeter l’opprobre sur qui que ce soit mais d’essayer autant que faire se peut de donner les moyens, à travers trois exemples, de corriger ces erreurs qui, mises bout à bout, peuvent modifier les résultats obtenus.

Brancardiers relevant les morts sur le plateau de Belloy, 12 juin 1918. BDIC: VAL 266/140.

Victor Fillatre naît le 2 janvier 1882 dans un petit village situé à proximité d’Avranches. Exempté de service militaire en 1903 pour « arrêt de développement », il exerce la profession de domestique et est l’une des nombreuses victimes de la politique de récupération qui sévit en France à la suite des terribles pertes de l’été 1914. Versé dans le service armé en février 1915, il trouve la mort en Champagne, sous l’uniforme du 47e régiment d’infanterie, en janvier 19162. Or, répertorié sur le fichier de Mémoire des hommes comme étant Victor, Henri, Etienne Fillatre, ce poilu se nomme en réalité Victor, Honoré, Etienne, Fillatre, conformément à ce qui est indiqué sur son acte de naissance3.

Bien entendu, une telle erreur ne porte nullement à conséquence, les obus allemands – pas plus que les français du reste – ne faisant pas de distinction entre les individus prénommés Honoré et Henri. En revanche, celle qui concerne Joseph Maumusson, un autre poilu du 47e régiment d’infanterie  mort au début de l’année 1916, est plus embêtante4. En effet, la base de données de Mémoire des hommes répertorie ce serrurier originaire de Becherel – une charmante petite cité que tous les bibliophiles bretons connaissent tant les bouquinistes y sont nombreux – comme étant né le 24 septembre 1882. Or, en réalité, c’est six ans plus tard qu’il voit le jour, comme le confirme, là encore, son acte de naissance5. Et les conséquences de cette erreur sont cette fois-ci plus sérieuses tant cette variable est importante : mortalité par année de naissance, pyramide des âges des morts d’une unité ou d’un département…

Mais c’est le cas d’Emmanuel Barbotin qui dit sans doute le mieux quelles sont les erreurs que l’on peut trouver sur Mémoire des hommes et, par la même occasion, donne les moyens de s’en prémunir lors de l’indexation collaborative. Né dans un milieu modeste à Bain6, commune d’Ille-et-Vilaine aujourd’hui dénommée Bain-de-Bretagne et qu’il convient de ne pas confondre avec Bains-sur-Oust, ce soldat du 47e régiment d’infanterie est répertorié sur Mémoire des hommes comme étant mort pour la France le 11 janvier 1916 à Duisans, dans le Pas-de-Calais. A priori, rien ne parait ici anormal, sauf qu’à cette époque le 47e régiment d’infanterie se trouve en Champagne, à la suite de la dramatique attaque du 25 septembre 1915, et non en Artois, où il combat entre octobre 1914 et juillet 19157. Et c’est au final la fiche matricule qui délivre la clef de l’énigme puisque ce document nous apprend que le décès d’Emmanuel Barbotin est constaté à Duisans le 11 janvier 1916 , ce qui signifie concrètement que c’est ce jour qu’a été retrouvé son corps et ce qui permet de comprendre l’erreur du fichier Mémoire des hommes. Or, celle-ci, à la différence de celle concernant Victor Fillatre est assez préjudiciable à l’historien pour des raisons évidentes qu’il n’est pas la peine d’expliciter ici.

Bataillon d'infanterie attendant son embarquement en autos-camions en juin 1915 à Agnez-lès-Duisans. Peut-être que parmi ces poilus figure Emmanuel Barbotin. BDIC: VAL 293/075.

Si le défi 1 jour 1 poilu est une réussite, c’est parce que l’indexation collaborative est simple et rapide. Pour autant, il ne s’agit pas d’un acte anodin et les informations consignées doivent être critiquées pour pouvoir être certifiées exactes. Et pour cela, le moyen le plus efficace reste de confronter les fiches des morts pour la France aux registres d’état-civil et de matricule, archives qui sont la plupart du temps aisément consultables en ligne. En cas de doute, on pourra également se rapporter aux journaux des marches et opérations, archives qui sont une véritable mine de renseignements pour quiconque s’intéresse à la Grande Guerre, historiens ou généalogistes.

Erwan LE GALL

 

 

1 Sur la genèse de ce fichier, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 74-75.

2 Arch. Dép. Manche : 1 R 2/112.1273.

3 Arch. Dép. Manche : 1 R 2/112.1273.

4 Arch. Dép. I&V : 1 R 2042.311.

5 Arch. Dép. I&V : 10 NUM 35022 428.

6 Arch. Dép. I&V : 10 NUM 35012 195.

7 Pour plus d’éléments on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

8 Arch. Dép. I&V : 1 R 2173.465.