Gare aux escrocs

Sur le quai des gares, les conscrits bretons cherchent hâtivement le train qui les ramène, le temps d’une permission, dans leur famille. Bien souvent égarés dans un univers qui leur est peu familier, les jeunes hommes sont des proies toutes désignées pour de nombreux escrocs bien décidés à profiter de leur crédulité. C’est le cas Albert Sahugeas, 33 ans, qui fait de Montparnasse son terrain de chasse lors du premier trimestre 1936. Sous le pseudonyme de « capitaine Mathé », ce « pseudo-officier mais authentique canaille » se joue de plusieurs dizaines de soldats1.

La gare Montparnasse dans les années 1930. carte postale (détail), collection particulière.

Peu après son interpellation par la brigade judiciaire, L’Ouest républicain du 29 mars 1936 raconte le procédé savamment utilisé par l’escroc récidiviste. L’hebdomadaire morbihannais détaille le cas du soldat Lagrée, jeune homme originaire de Saint-Aubin-du-Cormier effectuant son service à la 7e compagnie du 46e régiment d’infanterie. Ce dernier est interpellé avec audace à la sortie du métro, « à la station Bienvenu » : « Jeune homme, mets ton képi d'aplomb, tu pourrais bien te faire punir ». Le soldat, un temps surpris par une remarque émanant d’un civil, trouve vite une explication, l’escroc se présentant comme étant « capitaine à la compagnie hors-rang de ton régiment ». Pour s’excuser du désagrément, le capitaine Mathé, en bon officier, offre un café au conscrit. Il entame alors la conversation qui ne tarde pas à dévier sur les origines du jeune homme. Le hasard faisant bien les choses, le capitaine prétend systématiquement être du « même pays » que sa future victime. Pour ajouter du crédit à son discours, A. Sahugeas s’est préalablement renseigné sur la Bretagne et connaît « évidemment, les noms de la plupart des officiers, sous-officiers, voire même des caporaux des régiments casernés à Paris ou en région parisienne ».

Par solidarité régionale, et après de longues minutes à converser, le capitaine fait une proposition alléchante au soldat. L’Ouest républicain rapporte en effet que « le scénario fut à peu près toujours le même. Il s'agissait toujours de devenir l'ordonnance du ‘‘capitaine de la CHR’’ » (compagnie hors-rang), en remplacement du précédent, tout juste réformé. À certains, il propose même de les réformer. Mais pour se faire, le capitaine doit impérativement envoyer un colis et demande au soldat de lui avancer l’argent qu’il n’a pas sur lui. La proie, en parfaite confiance, s’exécute. Puis A. Sahugeas s’absente un instant, pour ne jamais revenir.

Malgré les mises en garde du général commandant la Place de Paris, de nombreux Bretons se font escroquer par le capitaine Mathé et ses « imitateurs ». En effet, selon l’hebdomadaire, la gare Montparnasse est un repère de personnes malveillantes. Ce même mois de mars, deux « graisseurs », pour reprendre les termes du « milieu », viennent également d’être arrêtés. Avec des jeux de cartes truquées, ils « dévalisent leurs victimes », bien souvent des Bretons.

Le café du Dome, près de la gare Montparnasse. Carte postale (détail), Collection particulière.

Bien plus qu’un simple fait divers, l’article dit bien les représentations mentales qui entourent la caserne d’une part, univers clos longtemps perçu comme étant source de dépravation pour les jeunes appelés ruraux soustraits le temps de leur service à l’influence de l’église2, et la capitale d’autre part. Il n’est à cet égard pas anodin que le journaliste insiste sur l’aspect « pittoresque » de ces escroqueries en région parisienne, le but étant probablement, de manière plus ou moins consciente, de mettre en garde les lecteurs qui souhaiteraient s’y rendre. En cela, cet article reflète une époque où, vue de Bretagne, Paris suscite les fantasmes les plus fous. Une période révolue ?

Yves-Marie EVANNO

 

1 « A Paris, un faux capitaine escroquait les soldats bretons », L’Ouest républicain, 29 mars 1936, p. 4.

2 Sur cette question se référer notamment à ROYNETTE, Odile, « Bon pour le service », L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000.  Il convient toutefois de remarquer qu’une étude analogue manque pour les années 20-30.