L’évènement 1929 ? Fukuyama, la Bretagne et le jeudi noir

Si les années 1920 sont marquées par une forte croissance aux Etats-Unis, le poids de la guerre est encore très important en Europe et notamment en Bretagne où on ne se préoccupe pas le moins du monde de l’éclatement d’une bulle financière. Il est à cet égard frappant de remarquer combien L’Ouest-Eclair et La Dépêche de Brest, pour ne citer que ces deux titres emblématiques, sont aveugles à l’effondrement des cours financiers. Les faits sont pourtant là, particulièrement impressionnants : dans la seule matinée du jeudi 24 octobre 1929, l’indice Dow Jones de la bourse de New-York perd 22,6%. Loin de se résorber, la crise se poursuit dans les jours qui suivent et notamment le lundi 28 octobre où, désireux de solder leurs positions, nombreux sont les investisseurs à vendre.

Wall street à la fin des années 1920. Carte postale (détail). Collection particulière.

A une époque où l’information boursière est partout présente, jusque sur l’écran d’accueil des téléphones portables, il est difficile de se représenter l’ampleur de ce krach. Seul l’autre lundi noir, celui du 19 octobre 1987, offre un point de comparaison : là encore, le Dow Jones perd à Wall Street 508 point soit 22% de sa valeur. Mais à la différence de 1929, cette tendance s’observe sur plus de 600 millions de titres échangés, contre un peu plus de 9 58 ans plus tôt ! Ce chiffre dit bien l’ampleur, et d’une certaine manière l’inexorabilité, d’une crise que personne ne semble voir en Bretagne.

L’Ouest-Eclair et La Dépêche de Brest ne prêtent aucune attention à ce qui se passe à New-York, restant focalisés sur la crise ministérielle qui sévit alors en France. Cruel hasard, l’édition du 26 octobre 1929 du quotidien rennais livre en première page un intéressant éditorial plaidant « pour une union économique européenne », comprise ici comme « un marché unique pour la distribution des produits alimentaires » et un accord douanier au plan continental1. Or si ce texte est si frappant, c’est qu’il donne clairement l’impression d’une discordance des temps, comme si l’époque qui se vivait alors en Bretagne n’était pas la même que de l’autre côté de l’Atlantique.

En histoire, la notion d’évènement répond à une définition particulière puisqu’il s’agit d’un fait qui, marquant une réelle rupture, détermine un avant et un après. Aujourd’hui, il est évident que la crise boursière d’octobre 1929 compte parmi ces moments importants mais, à l’évidence, tel n’est pas le cas sur le moment. Mieux, dès le 1er novembre 1929, alors que L’Ouest-Eclair commence à peine à se pencher sur cette information, le quotidien breton tient à rassurer ses lecteurs à propos de ce krach dont les conséquences, à l’en croire, resteront circonscrites aux Etats-Unis. Autrement dit, pour qu’un évènement ait lieu, il faut déjà en avoir conscience.

Carte postale (détail). Collection particulière.

On se rappelle d’ailleurs qu’à la fin du XXe siècle, prenant acte de la chute du mur de Berlin et de la victoire définitive du capitalisme et de la démocratie, l’intellectuel américain Francis Fukuyama pronostique la fin de l’histoire2. Son argument est simple et – il faut bien le reconnaitre – terriblement efficace : avec la mort des idéologies, seules les crises économiques et financières auront désormais valeur d’évènement. Une vision pacifiée du destin du monde, où la main invisible d’Adam Smith guiderait l’histoire, mais que viennent brutalement contredire les attentats du 11 septembre 2001.

Pour autant, bien que séduisante, la thèse de Francis Fukuyama est contestable sur au moins deux points. Tout d’abord, il est évident que le rideau de fer n’est pas à la fin des années 1980 la seule frontière de l’empire des démocraties libérales. L’Irak, pour ne citer que ce seul exemple, le rappelle de manière singulière au début des années 1990 lorsque Saddam Hussein annexe le Koweït. Mieux encore, pour que l’Histoire telle que Francis Fukuyama la conçoit finisse, il faudrait qu’elle ait débuté ce qui, à en juger par l’exemple breton, est loin d’être évident. Car le propre d’un évènement est de peser sur l’histoire, notion par définition humaine. Autrement dit, pour qu’un fait donné puisse avoir un tel poids sur le destin d’une société, pour qu’il puisse opérer une rupture, il faut d’abord que les contemporains se rendent compte de ce qui se passe et agissent en conséquence. Et dans le cadre de la crise boursière d’octobre 1929, pourtant énorme, ce n’est que bien après l’évènement survenu que l’on réalise ce qui s’est produit.

Erwan LE GALL

 

1 « Pour une union économique européenne », L’Ouest-Eclair, 26 octobre 1929, n°10225, p. 1.

2 FUKUYAMA, Francis, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.