La route touristique de la discorde

Dans d’un entretien qu’il accorde à la presse, quelques semaines après la victoire du Front populaire, le Breton Yves Le Trocquer insiste sur la nécessité d’entreprendre au plus vite une « politique résolue de grands travaux publics ». L’ancien ministre en charge de ce portefeuille précise en effet que : « si les travaux ont une importance directe sur le chômage (car ils emploient directement une forte propension de main-d’œuvre), ils exercent, en outre, une action des plus efficaces sur les industries connexes, comme celle de la métallurgie, de la mécanique, des matériaux, ils peuvent ainsi contribuer à donner du travail aux ouvriers de ces industries »1. Reproduite partiellement par Le Nouvelliste du Morbihan, cette tribune, empreinte de keynésianisme, inspire deux longs articles au journal morbihannais. A l’heure où les congés payés viennent d’être votés, le quotidien réclame que les pouvoirs publics se penchent enfin sur la question du développement du réseau routier dans le centre de la Bretagne afin que l’Argoat puisse pleinement profiter des futurs flux touristiques qui semblent devoir atteindre la région.

Carte postale. Collection particulière.

Il faut dire qu’à cette époque, comme le regrette le journaliste, s’il y a des « coins admirables » dans le centre de la Bretagne, ces derniers sont « malheureusement inaccessibles, faute de route »2. Selon lui, la construction d’une « chaussée de sept mètres de large » le long du canal du Blavet permettrait d’ouvrir une partie de l’Argoat aux touristes. Cette voie, longue d’une soixantaine de kilomètres, partirait alors d’Hennebont pour rejoindre – symboliquement – le barrage de Guerlédan dont la réalisation, en 1923, fut rendue possible grâce à l’entremise d’Yves Le Trocquer. Sans nier le coût financier d’une telle entreprise, le journal justifie sa proposition en s’appuyant sur la démonstration keynésienne du sénateur breton. Il assure en effet que l’investissement deviendrait, à terme, rentable en résorbant d’une part le chômage saisonnier qui touche les ruraux de la région, tout en ouvrant, dans un second temps, des perspectives d’emplois dans l’industrie touristique3.

Si, sur le papier, le projet paraît séduisant, il n’est toutefois pas du goût de l’administration préfectorale qui se sent acculée. Et pour cause, quelques mois plus tôt, le 8 novembre 1935, une commission avait déjà été réunie par le conseil d’arrondissement de Lorient afin de défendre ce même projet4. Il est d’ailleurs probable que l’un de ses membres soit directement à l’origine des deux articles publiés dans les colonnes du Nouvelliste du Morbihan. La coïncidence avec la tenue d’une deuxième réunion de la commission le 6 juillet, ne peut en effet qu’interpeller5. L’auteur aurait à l’évidence souhaité interpeller l’opinion sur le fait que l’administration ne se soit toujours pas saisie du dossier.

Embarrassé, le préfet s’empresse de demander à l’ingénieur en chef du Morbihan de lui faire un rapport. Arrivé sur son bureau le 7 juillet, celui-ci est très largement défavorable à l’élaboration d’une route touristique6. Egalement sollicité par le préfet, l’ingénieur en chef du service vicinal n’est guère plus enthousiaste. Lui aussi se demande « si, dans les circonstances présentes, [la route touristique] répond à des nécessités de premier plan » 7. Il serait plus judicieux, selon lui,  de développer le réseau routier existant.

Carte postale. Collection particulière.

Cependant, le non-aboutissement du projet intéresse moins l’historien que les débats qui l’entourent. D’une part, ces derniers témoignent d’un véritable décalage entre la mise en valeur d’un tourisme balnéaire en plein essor et le délaissement, de plus en plus affirmé, du tourisme « pittoresque »8. D’autre part, il rappelle que l’économie touristique locale est déjà parfaitement structurée durant l’entre-deux-guerres et que l’année 1936 ne doit pas être considérée comme un point de départ mais plutôt comme une opportunité favorisant l’aboutissement de projets initiés de longue date9. Encore faut-il que ces derniers soient jugés utiles par les instances décisionnaires…

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « La route touristique du Blavet », Le Nouvelliste du Morbihan, 1er juillet 1936, p. 6.

2 « La route touristique du Blavet », Le Nouvelliste du Morbihan, 2 juillet 1936, p. 3.

3 Le journal évoque « particulièrement cette catégorie de travailleurs qui font La Beauce tous les étés et ne savent que faire de leurs dix doigts pendant les longs mois d’hiver ». « La route touristique du Blavet », Le Nouvelliste du Morbihan, 2 juillet 1936, p. 3.

4 Archives départementales du Morbihan, 8 M 132, rapport de l’ingénieur en chef, 18 décembre 1935.

5 Archives départementales du Morbihan, 8 M 132, rapport de l’ingénieur en chef, 28 juillet 1936.

6 Archives départementales du Morbihan, 8 M 132, rapport de l’ingénieur en chef, 7 juillet 1936.

7 Archives départementales du Morbihan, 8 M 132, rapport de l’ingénieur en chef du service vicinal, 15 septembre 1936.

8 Ce sentiment « d’abandon » se confirmera d’ailleurs quelques années plus tard, en novembre 1943, à l’occasion d’une réunion de l’union départementale des Syndicats d’Initiative morbihannais. A l’idée d’abandonner la singularité de son secteur pour défendre les mérites d’un tourisme départemental et donc…. balnéaire, le président du syndicat d’initiative de Pontivy estime que son syndicat est « démembr[é] » en dépit de « 37 ans » d’activité prospère. Archives départementales du Morbihan, 2 W 11469, lettre du président du syndicat d’initiative de Pontivy au préfet, novembre 1943.

9 Sur ce point, voir la synthèse proposée par VINCENT, Johan, « Bretagne et congés payés. 1936, l’invention d’un nouveau marché touristique », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936. Le front populaire vu de Bretagne, Rennes, Ed. Goater, 2016, p. 237-254.