La Toussaint, une fête des morts devenue celle du souvenir

« Toussaint, fête grave et recueillie, parfumée de chrysanthèmes, bourdonnante de carillons, emplissant les églises et les cimetières d’une foule émue, évoquant de pieux souvenirs… »1 Cette ambiance qui entoure chaque 1er novembre – et la commémoration des défunts, le lendemain – concoure à donner à la Toussaint un caractère particulier, qui touche au rapport de chaque individu à la mort, tout en assurant de plus en plus une fonction sociale de cohésion familiale autour du souvenir des « chers disparus ».

Carte postale. Collection particulière.

Si cette fête semble avoir une résonnance particulière en Bretagne, c’est parce que depuis l’époque moderne les Bretons entretiennent une relation singulière avec le trépas : « la vie, la mort et la foi » sont alors intimement liées2. Cela se traduit concrètement par le développement d’un art macabre dans grand nombre d’églises et de chapelles ; par la veillée des morts durant laquelle les proches et voisins se réunissent pour prier pour le Salut du défunt, en entonnant des cantiques comme le Kantik ar Baradoz (le cantique du Paradis) en Basse-Bretagne ; mais aussi par les légendes entourant le personnage de l’Ankou. Au début du XXe siècle encore, « la mort [est] une sorte de rite de passage entre la vie et puis l'au-delà. Il ne fallait pas lui accorder tellement d'importance, sinon le départ de quelqu'un qui était de la famille », se souvient Per-Jakez Hélias, l’auteur du Cheval d’orgueil.3

Toutefois, la Grande Guerre parait avoir changé le rapport des Bretons à la mort, au point de modifier la portée de la fête de la Toussaint. Dans l’entre-deux-guerres, la presse témoigne du caractère patriotique que revêt la Toussaint. Ainsi, le 1er novembre 1929, a lieu au cimetière de l’Est à Rennes « la visite aux tombes des soldats morts pour la Patrie »4. La cérémonie « d’hommage solennel rendu aux héros » rassemble de « très nombreuses personnalités » : préfet, députés, maire, adjoints, chanoine, officiers etc., accompagnées « d’une foule nombreuse ». Tous défilent devant les tombes des « soldats défunts ». Le monument du Souvenir français est fleuri, avant que le président de l’association ne prononce un « émouvant discours » saluant « ceux qui tombèrent au champ d’honneur. » La Marseillaise vient conclure cette cérémonie de la Toussaint. Dix jours plus tard, pour la commémoration de l’Armistice du 11 novembre, alors que les grandes cérémonies d’hommage aux poilus morts se déroulent à la cathédrale, sur la place de la mairie, au « Panthéon rennais » et devant le monument aux morts de la guerre de 1870 ; seuls deux cortèges, de la Jeune République et des organisations de gauche, se rendent séparément au cimetière de l’Est pour y fleurir les tombes des soldats français, mais aussi allemands.5 On peut alors se poser la question de savoir si la fête de la Toussaint ne devient pas, dans l’entre-deux-guerres, une commémoration individuelle des soldats morts au cours de la Première Guerre mondiale, pratique à mettre en rapport à une commémoration collective lors du 11 novembre, le tout dans un cadre patriotique similaire.

Carte postale. Collection particulière.

Le recul de la pratique religieuse au cours du XXe siècle atténue la ferveur catholique autour du culte des défunts, au profit d’une célébration plus intime et profane du souvenir. En 1933, le journaliste Jean des Cognets évoque ces nouveaux cimetières qui ont quitté le pourtour des églises, pour s’installer « plus loin, aux lisières des champs, vers [les] terrains vagues »6. En direction de ces nouveaux territoires séparés de l’espace sacré de l’église, « de toutes les villes vers les faubourgs, de toutes les fermes et les métairies vers les bourgs et les villages, une foule va monter », pour se recueillir en famille afin de perpétuer le souvenir de ses défunts. C’est ainsi que chaque début novembre, « les familles ornent les tombes et y plantent des fleurs », des chrysanthèmes bien souvent.7 La Toussaint permet alors à « ces jardins de la mort [de garder] encore leurs enchantements ».

Thomas PERRONO

 

 

1 « Toussaint », L’Ouest-Eclair, 02/11/1929.

2 Cette expression renvoie à l’ouvrage : CROIX Alain, La Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles. La vie, la mort, la foi, Paris, Maloine, 1981.

3 INA, L’ouest en mémoire - « Le culte des morts », JT Rennes soir, FR3 Bretagne, 31/10/1994.

4 « Toussaint », L’Ouest-Eclair, 02/11/1929.

5 « La fête de l’Armistice à Rennes », L’Ouest-Eclair, 12/11/1929.

6 « La fête des morts », L’Ouest-Eclair, 01/11/1933.

7 « Vols au cimetière », L’Ouest-Eclair, 31/10/1905.