La traction nationale

Si la presse est une source exceptionnelle, elle est toutefois dépourvue d’une chose essentielle. En effet, sauf à de très rares exceptions, on ne sait pas comment le lecteur réagit à sa lecture. Il serait pourtant très intéressant de savoir ce qu'il éprouve en découvrant dans L’Ouest-Eclair du 19 avril 1934 cette nouveauté « si audacieuse, si riche en solutions originales, si différente de tout ce qui a été fait, [qui] a produit sur les centaines de concessionnaires de la marque auxquels elle a été présentée hier une impression qui mérite vraiment l’épithète de sensationnelle ».

Le poste de pilotage de la Traction avant (extrait du livret d'entretien). Collection particulière.

De quoi s’agit-il exactement ? Est-on encore dans le journalisme ou pénètre-t-on le domaine alors inédit de l’infomercial ? On est en droit de se le demander, et donc de s’interroger à propos de la réaction des lecteur(rice)s, en découvrant cet article ventant les mérites de la dernière production  des « usines de Javel », la « 7 Citroën à traction avant ». Le contexte d’alors est, il est vrai, pesant et les répercussions du 6 février 1934 en sont d’ailleurs un bon indice. Pour autant, même si l’automobile comporte depuis toujours une part d’irrationnel en ce qu’elle suscite le rêve, il n’en demeure  pas moins qu’on est surpris en lisant « qu’à l’heure où chacun hésite, où chacun, inquiet du lendemain, n'ose plus rien entreprendre de grand, où les initiatives et même les idées originales semblent avoir disparu de l'univers, M. André Citroën osât créer de toutes pièces une voiture comme il n'en existe pas une seule autre dans le monde entier, que pour la fabriquer, il osât accroître encore la superficie de ce qui était la plus grande usine d'automobiles d'Europe, qu'il y installât un outillage géant, ultra moderne, spécialisé dans la production de ce type, cela, en vérité, dépassait le cadre des lancements habituels ».

Alors, certes, on peut être étonné par le ton employé par L’Ouest-Eclair à propos de cette automobile. On peut même discuter le titre de « la voiture la plus moderne du monde » qui lui est attribuée à cette occasion puisque si le caractère moteur des roues avants, et non arrières, d’où le nom de traction et non de propulsion, est à l’époque peu répandu, il ne s’agit pas pour autant d’une première, certaines marques allemandes et américaines employant déjà cette technologie. Pour autant, en relisant attentivement l’article et en se dégageant des effets de style qui peuvent troubler la perception, on est surpris de voir certaines permanences. Tel est notamment le cas en ce qui concerne l’identification des besoins du consommateur, en tous points comparables avec ce qui existe aujourd’hui si l’on excepte la préoccupation écologique :

« La clientèle, tout en disposant de moins d'argent, devient plus exigeante. Elle veut aller plus vite et dépenser moins d'essence. Elle demande aussi plus de sécurité, de meilleurs freins, une meilleures tenue de route, plus de confort, plus d'espace à l'intérieur des carrosseries, toutes choses qui semblent inconciliables avec un prix de vente réduit. »

La Traction avant est aujourd'hui une voiture de collection. Wikicommons.

Sans doute la description de ce strict cahier des charges sert-elle à louer le caractère novateur de cette voiture. Ajoutons d’ailleurs qu’il y a là une certaine constance chez Citroën, cette marque étant invariablement associée à l’innovation technique et à la rupture. Mais, pour bien comprendre la portée réelle de cet article, il faut se rappeler que les fabriques automobiles, de même que les compagnies aériennes, ne sont pas des entreprises comme les autres en ce qu’elles portent une partie du prestige national. C’est là encore une dimension irrationnelle liée à la voiture mais qui n’est pas sans rappeler certains propos actuels concernant le patriotisme économique. Ainsi, lorsque Citroën sort en avril 1934 cette nouvelle « 7 à traction avant», ce n’est pas tant une marque qui innove que la France elle-même. Lorsque l’on connait le marasme de ces années 1930, entre montée des périls et suites de la crise de 1929, alors on comprend mieux le ton employé par L’Ouest-Eclair à l’occasion de la sortie de celle qui, jusqu’à aujourd’hui, demeure la Traction avant. Une automobile immanquablement associée dans la mémoire collective au souvenir de la Seconde Guerre mondiale et de la résistance.

Erwan LE GALL