Le Front populaire et l’évasion fiscale

Comme toute notion culturelle, la citoyenneté est relative et sa définition évolue dans le temps. En 1914, être Français implique d’abord de devoir prendre les armes en cas d’attaque contre le pays et c’est cette profonde intériorisation du devoir patriotique qui explique le faible nombre de défections  lors de la mobilisation générale. Si aujourd’hui c’est d’avantage le vote qui définit la citoyenneté, la fiscalité n’est pas totalement absente de cette notion : c’est bien en effet sous l’angle d’un manque de civisme que sont moralement condamnés les personnes qui se soustraient à l’impôt. Une réprobation d’autant plus vive que le contexte de crise et de déficit public rend encore plus préjudiciable l’évasion fiscale.

Carte postale. Collection particulière.

Le discours que prononce à la veille des élections législatives de 1936 Albert Sarraut est à cet égard très intéressant1. Inventoriant « la lourde tâche qui attend la prochaine législature », le président du Conseil et ministre de l’Intérieur s’exprime dans un contexte économique particulièrement lourd. Si la crise de 1929 tarde à frapper la France, l’onde de choc atteint finalement le pays au début des années 1930 et grippe durablement la machine : le budget de l’Etat devient ainsi déficitaire à partir de 1931 et culmine en 1935 à plus de 10 milliards de Francs2. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi Albert Sarraut explique que « l’exagération des taxes favorise, d’une part, les trahisons trop souvent impunies de l’évasion fiscale et paralyse d’autre part l’initiative productrice ».
Ce discours d’une étonnante modernité frappe d’autant plus qu’il émane d’un radical-socialiste qui retrouvera d’ailleurs son portefeuille de ministre de l’Intérieur en juin 1937 dans le gouvernement dit « Blum II ». Dès lors, comment l’interpréter ? S’il n’est pas exclu d’y déceler une part de conviction – après tout le combat politique est aussi affaires d’idées – il faut sans doute y voir également une certaine part de calcul, l’intention étant ici de toute évidence de séduire un électorat bien particulier, qui justement se sent floué par l’évasion fiscale.

Tel est ainsi le cas des fonctionnaires qui depuis le début des années 1930, non seulement fustigent ces pratiques, mais arguent de leur civisme en matière de contributions pour réclamer des mesures spécifiques. C’est ainsi que lors d’une manifestation à Rennes protestant contre les réductions de salaires qui leur sont imposées, les syndicats de « fonctionnaires et de travailleurs de l’état » rappellent « qu’ils sont contribuables intégraux, dans un temps où l’évasion fiscale est instaurée en système par de nombreuses catégories sociales »3.

Timbre fiscal. Collection particulière.

Si en contexte de crise économique et financière l’arme de la lutte contre l’évasion fiscale se révèle électoralement efficace, la mise en œuvre d’une politique réellement opérante est en revanche beaucoup plus délicate. C’est en effet au niveau international qu’il faut agir et c’est pourquoi la France soumet le sujet à la Société des Nations. Venu à Genève, au siège de cette organisation ancêtre de l’actuelle ONU,  le ministre du commerce Paul Bastid  déclare le 5 octobre 1936 : « nous ne pouvons pas échapper à la nécessité de dénoncer le mal de l’évasion fiscale »4. Mais la réalité du marché de l’impôt et de la compétition internationale pour attirer ces capitaux, fussent-ils pas toujours totalement transparents, ne tarde pas à s’imposer. Et L’Ouest-Eclair d’annoncer quelques jours plus tard, le 20 octobre 1936, que face à l’évasion fiscale « la majorité des Etats ne sont pas disposés à conclure l’accord proposé par la France »5.

Erwan LE GALL

1 « Le discours de M. Sarraut », L’Ouest-Eclair, 36e année, n°14416, 26 avril 1936, p. 1-2.

2 BERNSTEIN, Serge, La France des années 1930, Paris, Armand Colin, 1988, p. 33.

3 « Une manifestation des fonctionnaires et travailleurs de l’Etat contre les réductions de salaires », L’Ouest-Eclair, 34e année, n°13 364, 21 novembre 1932, p. 7.

4 « L’alignement monétaire devant la SDN », L’Ouest-Eclair, 39e année, n°14 758, 6 octobre 1936, p. 2.

5 « Contre l’évasion fiscale », L’Ouest-Eclair, 39e année, n°14955, 20 octobre 1937, p. 4.